— Oui.
— Très bien. Je veux dire par là que l’on s’aperçoit, quand on cherche l’essence la plus simple des choses, que la conscience a pour fondement la biologie qui a pour fondement la chimie, qui a pour fondement la physique, qui a pour fondement les mathématiques. Or, je vous rappelle une fois encore que l’électron ne tourne pas vers la gauche ou vers la droite parce qu’il le veut, mais parce que les lois de la physique l’y contraignent. Le comportement de l’électron peut être indéterminable, en raison de son extrême complexité chaotique, mais il reste déterminé. Il posa sa main sur la poitrine. Comme nous sommes tous faits d’atome, organisés d’une façon extraordinairement complexe par les lois de la physique, notre comportement est également déterminé. Mais, tout comme l’électron, notre comportement est aussi indéterminable, puisqu’il résulte d’une complexité chaotique inhérente. Un peu comme l’état du temps. La météorologie est déterminée, mais reste indéterminable, en raison des facteurs et du problème de l’infini, où les plus légères modifications des conditions initiales provoquent des résultats imprévisibles à long terme. C’est la vieille histoire du battement d’ailes d’un papillon qui peut provoquer une tempête à l’autre bout de la planète quelque temps après. De même, les psychiatres disent qu’un événement dans l’enfance peut conditionner le comportement d’un individu à l’âge adulte. Et qu’est-ce que cela sinon l’effet papillon appliqué à l’échelle humaine ?
— Je comprends.
— Même si nos décisions nous paraissent libres, elles ne le sont pas en réalité. Bien au contraire, elles sont toutes conditionnées par des facteurs dont l’influence, la plupart du temps, nous échappe.
— Mais c’est terrible, observa Tomás. Cela signifie que nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes. Si tout est déterminé, à quoi bon faire attention… Je ne sais pas, par exemple, pourquoi regarder des deux côtés de la rue quand nous traversons ?
— Vous êtes en train de confondre déterminisme et fatalisme.
— Mais, en fin de compte, n’est-ce pas la même chose ?
— Non, ce n’est pas la même chose. D’un point de vue macrocosmique, tout est déterminé. Mais, du point de vue du microcosme de chaque individu, rien ne semble déterminé car personne ne sait ce qui va se passer. Il y a beaucoup de facteurs externes qui nous obligent à prendre des décisions. Par exemple, s’il commence à pleuvoir, nous décidons de prendre un parapluie. Cette décision est la nôtre, bien qu’elle soit « déterminée par » car, sans qu’on le sache, les lois de la physique ont concouru au fait qu’il se mette à pleuvoir à cet instant et le programme incorporé dans notre cerveau a déterminé que le parapluie était la réponse adéquate à cette situation extérieure. Vous comprenez ? Le libre arbitre est un concept du présent. Mais nous ne pouvons pas changer ce que nous avons fait par le passé. Cela signifie donc que le passé se trouve déterminé. Hors, si le passé et le futur existent ensemble, bien que sur des plans différents, le futur est également déterminé.
— Le problème demeure, insista Tomás. Nous ne sommes que des marionnettes.
— Il ne faut pas voir les choses ainsi, dit le physicien. Imaginez un match de football.
— Un match de football ?
— Imaginez que vous ayez enregistré le match France-Italie de la finale du mondial 2006. Au cours du match, les joueurs prennent de libres décisions. Ils prennent le ballon et le lancent d’un côté ou de l’autre. Seulement, en regardant l’enregistrement, on s’aperçoit que tout est déterminé. Le match se termine sur un score de 1–1 et l’Italie gagnera aux tirs au but. Quoi que les joueurs fassent dans cet enregistrement, le résultat est déterminé, jamais ils ne pourront le changer. À la fin du DVD, l’Italie l’emporte. Plus encore, toutes les actions des joueurs, qui étaient libres à ce moment-là, sont déjà déterminées. Jusqu’au coup de tête de Zidane sur Materazzi. Il sourit. Eh bien, la vie est comme un match enregistré. Nous prenons des décisions libres, mais elles sont déjà déterminées.
— Je comprends, mais ça ne me console pas, insista Tomás. En fin de compte, cela signifie encore que nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes.
Luís Rocha garda les yeux fixés sur son interlocuteur.
— Cela signifie quelque chose de beaucoup plus important, mon cher, déclara-t-il.
— Beaucoup plus important ? s’étonna l’historien. Dans quel sens ?
Le physicien marqua une pause, réfléchissant au meilleur moyen de poursuivre son explication.
— Vous souvenez-vous du Démon de Laplace ?
— Plus ou moins.
— Comme vous le savez, la science a découvert que tous les événements avaient des causes et des effets, étant donné que les causes sont déjà les effets d’un événement antérieur et que les effets deviennent les causes d’événements à venir. Vous vous en rappelez ?
— Bien sûr.
— Poussant jusqu’aux dernières conséquences l’incessant processus des causes et des effets, le marquis de Laplace a déterminé, au XVIII esiècle, que l’actuel état de l’univers était l’effet de son état antérieur et la cause de celui qui le suivra. Si nous connaissions tous l’état présent de toute la matière, de toute l’énergie et de toutes les lois, jusqu’au plus infime détail, nous pourrions calculer tout le passé et tout le futur. Pour employer l’expression utilisée par Laplace lui-même, le futur et le passé seraient, dans ce cas, présents à nos yeux. Il pointa Tomás du doigt. Et maintenant répondez-moi : quelle est la conséquence de ce constat ?
L’historien soupira.
— Tout est déterminé.
— Bingo ! s’exclama Luís Rocha. Tout est déterminé. D’une certaine manière, le passé et le futur existent. Or, de la même manière que nous ne pouvons pas changer le passé, nous ne pouvons pas changer non plus le futur, puisque les deux sont la même chose en des temps différents. Cela veut dire que si le passé est déterminé, alors le futur l’est également. Vous comprenez ? Du reste, cette découverte a été confirmée par les théories de la relativité, dont les équations déterministes établissent implicitement que tout ce qui est arrivé et arrivera se trouve inscrit dans toute l’information initiale de l’univers. N’oubliez pas que l’espace et le temps sont différentes manifestations d’une même unité, un peu comme le yin et le yang ; Einstein appelait ce concept « l’espace-temps ». Ainsi, de même que Lisbonne et New York existent, mais pas dans le même espace, le passé et le futur existent, mais pas dans le même temps. Depuis Lisbonne, je ne peux pas voir New York, tout comme depuis le passé je ne peux pas voir le futur, bien que tous deux existent.
— …
— Les théories de la relativité ont montré d’autre part que le temps s’écoulait de manière différente en divers endroits de l’univers, conditionné par la vitesse de la matière et par la force de gravité. Les événements A et B se produisent simultanément en un point de l’univers et se produisent successivement en d’autres lieux, en un point d’abord A et ensuite B, tandis qu’en un troisième point se produit d’abord B et ensuite A. Cela signifie qu’en un point de l’univers, B ne s’est pas encore produit, mais est en passe de le faire. Quoi qu’il arrive, B va se produire car c’est déterminé. Il pencha la tête, les yeux toujours fixés sur Tomás. Et maintenant, je vous le demande, quand est-ce que tout a été déterminé ?
— Quand ?
— Oui, quand ?
— Heu… Je ne sais pas ! Au commencement, je suppose.
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