— Mais vous êtres en train de me dire que la vie est condamnée à s’éteindre…
— Tout dépend de ce que vous entendez par la vie, bien sûr. La vie basée sur l’atome de carbone est condamnée à s’éteindre, cela ne fait aucun doute. Même si l’on arrivait à bâtir cette arche de Noé galactique et à transporter la vie telle que nous la connaissons vers une planète de la constellation du centaure, par exemple, le fait est qu’un jour toutes les étoiles disparaîtront. Or, sans les étoiles, la vie basée sur l’atome de carbone est impossible.
— Mais cela n’est-il pas également vrai pour l’intelligence artificielle ?
— Pas nécessairement. L’intelligence artificielle n’a pas besoin d’étoiles pour fonctionner. Il lui faut des sources d’énergie, c’est évident, mais ces sources ne sont pas nécessairement les étoiles. Ce peut-être la force forte contenue dans le noyau d’un atome, par exemple. Cette intelligence peut se loger dans des espaces infimes, en recourant à la nanotechnologie, si bien qu’il lui faut beaucoup moins d’énergie pour maintenir son fonctionnement. Dans ce sens, et si on définit la vie comme un processus complexe d’agencement de l’information, la vie perdurera. La différence est que le hardware cesse d’être le corps biologique pour devenir les chips . Mais, à bien y regarder, ce qui fait la vie n’est pas le hardware, n’est-ce pas ? C’est le software. Je peux continuer à exister non pas dans un corps organique fait de carbone, mais dans un corps métallique, par exemple. Puisqu’il existe déjà des gens qui vivent avec une jambe ou un cœur artificiel, pourquoi ne pourrait-on pas vivre avec un corps entièrement artificiel ? Si on transférait toute ma mémoire et tous mes processus cognitifs dans un ordinateur et qu’on me donnait des caméras pour voir ce qui se passe autour de moi et un micro pour parler, je continuerais à me sentir moi. Dans un corps différent, certes, mais je serais tout de même moi. À bien y regarder, ma conscience est une sorte de programme d’ordinateur et rien n’empêcherait ce programme de continuer à exister si je pouvais créer un hardware adapté où l’insérer.
L’historien prit un air incrédule.
— Mais vous croyez que c’est vraiment possible ?
— Bien sûr que oui. Cette question est du reste étudiée par des physiciens, des mathématiciens et des ingénieurs, que croyez-vous ? Et ils ont déjà conclu, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, qu’il est tout à fait possible de la mettre en pratique. Or, si c’est possible, il n’est pas difficile d’imaginer qu’on y viendra. Il appuya sur le mot « viendra ». Ainsi l’exige le postulat du principe anthropique final pour assurer la survie de l’intelligence dans l’univers.
— C’est incroyable, s’exclama Tomás. Mais qu’arrivera-t-il quand, tout à la fin, la matière disparaîtra pour se convertir en énergie ?
Le physicien regarda son interlocuteur.
— Eh bien, il y a deux options. Ou bien l’univers se termine en Big Freeze ou bien il finit en Big Crunch. Pour le moment, l’expansion de l’univers semble approcher de son point critique, ce qui nous empêche de déterminer avec certitude quelle sera son évolution. Mais, bien qu’on ait constaté que cette expansion allait en s’accélérant, le professeur Siza pensait que les principes régissant la nature indiquaient le scénario du Big Crunch.
— Ah, oui ? Pourquoi ?
— Pour deux raisons. D’abord, parce que l’accélération de l’expansion de l’univers devra obligatoirement s’arrêter.
— Comment le savez-vous ?
— Pour une raison très simple. Il y a des galaxies qui s’éloignent de nous à une vitesse proche de quatre-vingt-quinze pour cent de celle de la lumière. Si l’accélération continuait ainsi, il arriverait un moment où la vitesse de l’expansion serait supérieure à la vitesse de la lumière. Or, c’est impossible. Donc, l’expansion de l’univers devra ralentir, il n’y a pas d’alternative.
— Hum, murmura Tomás. Mais ceci n’implique pas forcément l’inversion de l’expansion vers une rétraction.
— En effet, reconnut le physicien. Mais cela signifie que l’accélération est une étape qui prendra fin. De là à la rétraction, il n’y a qu’un pas, dont la probabilité découle d’un constat simple. Il s’éclaircit la voix. S’il y a une chose que nous ne cessons de vérifier à chaque fois que nous examinons un système, c’est que tout a un commencement et une fin. Plus important encore, tout ce qui naît finit par mourir. Les plantes naissent et meurent, les animaux naissent et meurent, les écosystèmes naissent et meurent, les planètes naissent et meurent, les étoiles naissent et meurent, les galaxies naissent et meurent. Or, nous savons que l’espace et le temps sont nés. Ils sont nés du Big Bang. Donc, conformément au principe que tout ce qui naît doit mourir, l’espace et le temps finiront également par mourir. Mais le Big Freeze, au contraire, établit que le temps et l’espace, bien qu’ils soient nés, ne mourront pas, ce qui contredit ce principe universel. En conséquence, le Big Crunch est la destinée la plus probable de l’univers, puisqu’il respecte le principe que tout ce qui naît doit mourir.
— Je comprends, dit Tomás. Ceci veut donc dire qu’il arrivera un moment où la matière commencera à reculer.
— Non, non. Le professeur Siza pensait qu’elle ne reculerait pas.
— Alors, que se passera-t-il ?
— Comme je vous l’ai déjà expliqué, les scientifiques croient que l’univers est sphérique, fini mais sans limites. Si nous pouvions voyager dans l’espace toujours dans la même direction, nous finirions probablement par revenir à notre point de départ.
— Nous serions comme un Magellan cosmique.
— Exactement. Donc, comme les théories de la relativité montrent que l’espace et le temps sont différentes manifestations d’une même chose, le professeur Siza pensait que le temps, d’une certaine façon, était également sphérique.
— Le temps est sphérique ? Je ne saisis pas…
— Imaginez la chose suivante, dit Luís Rocha, en simulant une sphère avec ses mains. Imaginez que le temps soit la planète terre et que le Big Bang se situe au pôle Nord. Vous voyez ?
— Oui.
— Imaginez qu’il y ait divers navires qui se trouvent tous réunis au pôle Nord, le point du Big Bang. L’un s’appelle voie lactée, l’autre s’appelle andromède, un autre encore s’appelle galaxie M87. Tout à coup, les navires se mettent à voguer vers le sud, selon différentes directions. Que se passe-t-il ?
— Eh bien… Ils s’éloignent les uns des autres.
— Exact. Comme la terre est sphérique et que les navires s’éloignent du pôle Nord, cela signifie qu’ils s’écartent les uns des autres. Et, à force de s’éloigner, les navires finiront par ne plus se voir les uns les autres, vous me suivez ?
— Oui.
— L’écart continuera de grandir jusqu’à ce qu’ils atteignent l’équateur, le point culminant. Mais, passé l’équateur, la terre étant sphérique, l’espace commencera à se réduire et les navires se mettront à se rapprocher les uns des autres. Et, en approchant du pôle Sud, ils se reverront à nouveau.
— Effectivement.
— Et là ils entreront en collision.
Tomás rit.
— S’ils ne font pas attention.
— Le professeur Siza pensait que l’univers était ainsi fait. L’espace-temps est sphérique. En ce moment, en raison du Big Bang et de l’expansion probablement sphérique de l’espace et du temps, la matière s’éloigne. Les galaxies vont s’écarter toujours plus les unes des autres, jusqu’au moment où elles cesseront de se voir. En même temps, elles périssent peu à peu, se transformant en matière inerte. Et le froid se généralisera. Mais viendra un moment où, après l’apogée de l’expansion, le temps et l’espace commenceront à se réduire. Cela fera augmenter la température de la même manière qu’un gaz en rétraction se réchauffe. Le rétrécissement de l’espace-temps s’achèvera en une brutale collision finale au pôle Sud de l’univers, une sorte de Big Bang à l’envers. Le Big Crunch.
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