— Ah, docteur, comment allez-vous depuis cet après-midi ?
— Professeur Noronha, pourriez-vous passer ici de toute urgence.
— À l’hôpital ?
— Oui.
— Que se passe-t-il ? Mon père a un problème ?
— Oui, professeur Noronha. Votre père va mal.
— Que se passe-t-il ?
— Venez vite, s’il vous plaît.
— Mais que se passe-t-il ?
Il y eut un court silence sur la ligne.
— Votre père ne passera pas la nuit.
Aussitôt arrivé à l’hôpital, Tomás fut conduit par l’infirmière de service dans la chambre où se trouvait son père. Il était plus d’une heure du matin et les couloirs de l’hôpital étaient plongés dans l’obscurité, éclairés seulement par les lumières jaunâtres de quelques lampes éparses projetant des ombres fantomatiques sur les murs. On entendait des toux grasses ou sèches ponctuer le sommeil agité des patients hospitalisés.
Le docteur Gouveia vint accueillir Tomás dans le couloir et le salua d’un air circonspect.
— Il a eu une crise très grave, dit le médecin, en lui faisant signe d’entrer dans la chambre. Il est à présent conscient, mais je ne sais pas pour combien de temps.
— Où est ma mère ?
— Nous l’avons prévenue, elle ne va pas tarder à arriver.
Tomás pénétra dans la chambre, la lumière était tamisée et il aperçut la silhouette de son père sous les draps blancs. Le vieux professeur avait la tête posée sur un énorme oreiller et respirait avec difficulté. Son œil était vitreux, éteint même, mais brilla légèrement en reconnaissant son fils.
Celui-ci l’embrassa sur le front et, ne sachant que dire, avança une chaise pour s’asseoir à côté du lit, près de la table de chevet, incapable de prononcer une parole. Tomás prit la main frêle de son père qui était froide ; il la serra avec tendresse, comme pour lui donner de l’énergie et le revigorer. Manuel Noronha lui adressa un faible sourire, mais suffisant pour encourager son fils à lui parler.
— Alors papa ? Comment vas-tu ?
Le vieux mathématicien inspira deux fois avant de rassembler ses forces pour répondre.
— Je ne m’en sors pas, murmura-t-il. Je ne m’en sors pas.
Tomás se pencha au-dessus du lit et, s’efforçant de réprimer ses larmes, embrassa son père. Il sentit combien il était faible, fatigué, comme une feuille sèche prête à se détacher de l’arbre au moindre souffle de vent.
— Papa…
Le vieillard caressa gentiment le dos de son fils.
— Ne t’en fais pas, Tomás. La vie est ainsi faite…
Tomás leva la tête et regarda son père.
— Mais tu n’as pas l’air si mal…
— Ne te fais pas d’illusions, mon garçon. J’en suis à la dernière station avant le voyage final.
— Tu… tu as peur ?
Manuel secoua doucement la tête.
— Non. Je n’ai pas peur. Il haleta. C’est étrange, car j’avais très peur avant. J’avais peur de ne pas pouvoir respirer, j’avais peur d’avoir mal. J’avais aussi peur de l’inconnu, d’affronter la non-existence, d’avancer seul sur cette route obscure. Il fit une nouvelle pause pour respirer profondément. Maintenant, je n’ai plus peur. J’accepte d’être arrivé à la fin. J’accepte.
Son fils lui serra la main plus fort encore.
— Tu vas t’en sortir. Tu verras.
Le vieux professeur sourit faiblement.
— Je ne m’en sortirai pas, Tomás. Il parlait comme s’il venait de finir un marathon, comme s’il n’avait plus la force de parler, mais, en même temps, comme s’il ne pouvait s’empêcher de le faire, comme s’il voulait profiter de cette dernière occasion pour s’épancher, pour débonder son cœur. Tu sais, je me suis détaché des choses de ce monde. Les intrigues d’université, les scandales politiques, tout cela ne m’intéresse plus. Il leva lentement la main vers la fenêtre. Je préfère maintenant rester ici à entendre le gazouillis d’une hirondelle ou le murmure des arbres sous le vent. Ça me parle bien davantage que l’incompréhensible et futile cacophonie humaine.
— Je comprends.
Manuel caressa tendrement le bras de son fils.
— Je voudrais te demander pardon de ne pas avoir été un meilleur père.
— Oh, ne dis pas ça. Tu as été un père formidable.
— Non, et tu le sais très bien. Il haleta. J’ai été un père absent, je me suis peu occupé de toi, je passais mon temps plongé dans mes équations et mes théorèmes, dans mes recherches, dans mon monde.
— Ne t’en fais pas. J’ai toujours été très fier de toi, tu sais ? Il vaut mieux un père qui cherche les secrets de l’univers dans les équations qu’un père qui ne sait pas ce qu’il cherche.
Le vieux mathématicien sourit, dans un regain d’énergie dont il ne pensait plus être capable.
— Oh, oui. Beaucoup de gens ne savent pas ce qu’ils cherchent. Il fixa les yeux au plafond. La plupart des gens traversent la vie comme des somnambules. Ils veulent posséder, gagner de l’argent, consommer sans cesse. Les gens sont tellement grisés par l’accessoire qu’ils en oublient l’essentiel. Ils veulent une nouvelle voiture, une plus grande maison, des vêtements plus chic. Ils veulent perdre du poids, retrouver leur jeunesse, et rêvent d’impressionner les autres. Il respira profondément, pour retrouver son souffle, et regarda son fils. Sais-tu pourquoi ?
— Non, pourquoi ?
— Parce qu’ils ont faim d’amour. Ils ont faim d’amour et ne le trouvent pas. C’est pour cela qu’ils se tournent vers l’accessoire. Les voitures, les maisons, les vêtements, les bijoux… toutes ces choses ne sont que des dérivatifs. Ils manquent d’amour et cherchent des substituts. Il secoua la tête. Mais ça ne marche pas. L’argent, le pouvoir, la possession… Rien ne remplace l’amour. C’est pourquoi, lorsqu’ils achètent une voiture, une maison, un vêtement, leur satisfaction est éphémère. Et à peine les ont-ils achetés qu’ils cherchent déjà une nouvelle voiture, une nouvelle maison, un nouveau vêtement. Ils cherchent quelque chose qui ne se trouve pas là. Aucune de ces choses ne procure une satisfaction durable parce qu’aucune d’elles n’est vraiment importante. Ils se démènent tous pour s’approprier quelque chose qui se dérobe. Quand ils achètent ce qu’ils désirent, ils sentent en eux un vide. C’est parce qu’ils désiraient autre chose que ce qu’ils ont acheté. Ils veulent de l’amour, pas des objets. Ceux-ci ne sont que des ersatz, des accessoires qui masquent l’essentiel.
— Mais toi, tu n’étais pas comme ça…
— C’est-à-dire ?
— Tu achetais peu de choses et tu ne pensais pas qu’à l’argent.
— J’ai suivi un autre chemin. Je n’ai jamais voulu être riche, c’est vrai. Mais j’ai passé ma vie à la recherche de la connaissance.
— Tu vois ? C’est quand même mieux, non ?
— Bien sûr que c’est mieux. Seulement, je t’ai négligé. Et ça, ce n’est pas bien non plus. Il haleta de nouveau. Tu sais, j’en suis arrivé à la conclusion que le plus important, c’était de nous consacrer aux autres. De nous consacrer à la famille et à la communauté. Il n’y a que ça qui puisse nous combler. Il n’y a que ça qui ait du sens.
— Mais ton travail avait du sens ?
— Bien sûr, oui.
— Alors, ça valait la peine.
— Mais j’ai dû le payer en négligeant ma famille…
— Oh, ce n’est pas grave. Je ne me plains pas. Maman non plus. Nous allons bien et sommes fiers de toi.
Ils s’embrassèrent à nouveau et, durant un moment, le silence régna dans la chambre.
— Je n’ai jamais compris pourquoi les gens ne voient pas ce qui me paraît évident. Ils se fâchent, s’affligent, s’inquiètent pour des bagatelles, poursuivent le superflu. C’est un peu pour ça que je me suis réfugié dans les mathématiques. Je pensais que rien n’était plus important que de comprendre l’essence du monde qui nous entoure.
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