— Comme dans le paradoxe de Zénon, commenta Tomás, avec un sourire. Tout peut se diviser par deux.
— Exact, confirma le physicien. Et, pour la même raison, tout peut se multiplier par deux. Par exemple, notre univers est immense. Pourtant, les dernières théories cosmologiques admettent la possibilité qu’il en existe des millions d’autres. Notre univers est né, il grandit et, comme le démontre la deuxième loi de thermodynamique, il mourra. Mais, autour, il continuera d’en exister beaucoup d’autres tout aussi semblables. C’est comme si notre univers n’était qu’une bulle d’écume, entourée par d’autres bulles similaires, au milieu d’un immense océan. Il marqua une pause. On l’appelle le méta-univers.
— Donc, l’univers est bien infini.
— C’est une possibilité. Mais ce n’est pas la seule.
— Il y en a donc une autre ?
— Il se peut également que l’univers soit fini.
— Qu’il soit fini ? Vous croyez que c’est possible ?
— Eh bien, c’est une autre possibilité.
— Mais comment est-ce possible ? Si l’univers est fini, qu’y a-t-il au-delà de sa limite ?
— Il serait fini, sans avoir de limite.
— Comment ça ? Je ne comprends pas…
— C’est simple. Le navigateur portugais, Fernand de Magellan, a commencé à naviguer vers l’ouest. Il a navigué, navigué, navigué et, surprise, il est revenu à son point de départ. Luís Rocha leva ses mains et les fit tourner comme s’il tenait un ballon. Autrement dit, il a prouvé que la terre est finie, sans avoir de limite. Il se peut qu’il en soit de même pour l’univers. Fini, mais sans limite.
— Je comprends.
Ils finirent de boire leur café.
— Tout ceci pour vous dire que la réponse au problème de la preuve de l’existence de Dieu repose sur trois points essentiels. Le premier est le constat que Dieu est subtil et le deuxième est le fait qu’on ne puisse pas L’observer à travers un télescope ou un microscope. Mais, malgré toutes ces difficultés, il y a un moyen indirect de parvenir à la preuve de l’existence de Dieu.
— Lequel ?
— En s’appuyant sur deux caractéristiques fondamentales : l’intelligence et l’intention. Pour savoir si l’univers a été créé par une intelligence consciente, le professeur Siza devait répondre à une question essentielle : y a-t-il ou non une intelligence et une intention dans la création de l’univers ? Il pencha la tête. Il ne suffisait pas que la réponse soit affirmative par rapport à l’un de ces points. Il fallait qu’elle soit affirmative par rapport aux deux, vous comprenez ?
Tomás fit une moue dubitative.
— Pas très bien. Il ne suffit donc pas de prouver qu’il y a une intelligence ?
— Bien sûr que non. Si l’on observe la rotation de la terre autour du soleil, il semble évident qu’il y a une intelligence dans le mouvement. Mais cette intelligence est-elle intentionnelle ou fortuite ? Car, après tout, il pourrait s’agir d’un pur hasard, non ? Si l’univers est infiniment grand, il est inévitable que, parmi un nombre infini de situations différentes, certaines présentent les mêmes caractéristiques que la nôtre. Mais si l’intelligence cosmique est fortuite, il devient impossible d’y voir la main de Dieu. Il faut donc déterminer également s’il y a intention.
— Je comprends.
— Le problème, c’est que le concept d’intention est très difficile à concrétiser. N’importe quel professeur de droit vous le dira. Lors d’un procès au tribunal, l’une des grandes difficultés est justement de déterminer l’intention de l’inculpé ayant commis un certain acte. L’inculpé a tué une personne, mais l’a-t-il fait parce qu’il l’a voulu ou par accident ? L’inculpé sait bien que tuer volontairement est plus grave et, en général, il prétend l’avoir fait sans intention, tout n’était qu’un concours de circonstances, un terrible hasard. La difficulté revient donc à déterminer l’intention de l’acte. Il écarta les bras. Il en va de même pour l’univers. En regardant tout ce qui nous entoure, on constate qu’il existe une grande intelligence dans la conception des choses. Mais cette intelligence est-elle fortuite ou existe-t-il une intention derrière tout cela ? Et s’il y en a une, quelle est-elle ? Enfin, point crucial, existe-t-il un moyen, s’il y a intention, d’en démontrer l’existence ?
— La réponse ne se trouve-t-elle pas dans cette métaphore de la montre dont vous m’avez parlé l’autre jour ?
— Oui, la montre de William Paley est un puissant argument. Si l’on découvre une montre par terre et qu’on l’examine, on s’aperçoit aussitôt qu’elle a été conçue par un être intelligent ayant une intention. Or, si cela est vrai pour un objet aussi simple qu’une petite montre, pourquoi ne le serait-ce pas pour quelque chose de bien plus intelligent et complexe comme l’est l’univers ?
— Justement. N’est-ce pas là une preuve ?
— C’est un puissant indice d’intelligence et d’intention, mais ce n’est pas une preuve.
— Alors, comment établir cette preuve ?
Luís Rocha se redressa sur sa chaise.
— C’est Einstein qui l’a mis sur la piste.
— Quelle piste ?
Le physicien se leva.
— Suivez-moi, dit-il. Je vais vous montrer la seconde voie.
Ils parcoururent le long tapis rouge et traversèrent toute la bibliothèque. Luís Rocha ressemblait à un Cicéron, conduisant Tomás jusqu’à un grand tableau recouvrant le mur du fond. Il s’agissait d’un portrait de D. João V, le monarque à qui la bibliothèque Joanina devait son nom. Le physicien posa ses affaires sur un élégant piano à queue noir qui se dressait au pied du tableau et il fit signe à Tomás de le suivre.
— Venez, dit-il.
Il se dirigea vers l’arcade donnant sur la dernière salle, ouvrit sans prévenir une porte dérobée derrière une colonne et s’engouffra dans l’ombre. Malgré sa surprise, Tomás lui emboîta le pas. Ils grimpèrent un petit escalier plongé dans l’obscurité débouchant au premier étage, sur une étroite passerelle en bois, qu’ils longèrent jusqu’à se retrouver près de la partie haute du tableau. Luís examina la troisième étagère de gauche, prit un volume blanc, glissa la main dans l’intervalle laissé par celui-ci, en extirpa une chemise en carton bleu, remit le volume à sa place et fit signe à son invité de rebrousser chemin.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tomás, intrigué, une fois revenu au rez-de-chaussée.
— C’est la seconde voie, révéla Luís Rocha, en s’affalant sur une chaise près du piano, sous le regard figé de D. João V. La preuve scientifique de l’existence de Dieu établie par le professeur Siza.
Tomás observa la chemise fermée par un élastique. Elle était usée et portait le logo de l’université de Coimbra.
— Mais qu’est-ce qu’un manuscrit aussi important fait ici ? s’étonna l’historien. Le professeur Siza conservait ses affaires dans cette bibliothèque ?
— Non, bien sûr que non. Mais, après l’enlèvement du professeur, j’étais très inquiet. J’ai passé en revue ce qu’on avait volé chez lui, et j’ai constaté que le vieux manuscrit d’Einstein avait disparu. C’est ce qui m’a fait craindre pour ses autres travaux. J’ai donc décidé d’emporter tout les documents liés à sa recherche. Je les ai gardés un temps chez moi, mais ça m’a rendu très nerveux et j’ai pensé qu’ils n’étaient pas en lieu sûr. Si on avait cambriolé l’appartement du professeur, on pouvait très bien cambrioler le mien. J’ai alors résolu de remettre les documents les moins cruciaux à différents collègues du professeur, comme votre père par exemple. Il caressa la chemise cartonnée. Mais le problème était le contenu de cette chemise, la seconde voie, le document de loin le plus important. Je ne voulais confier à personne cette chemise, mais je ne pouvais pas non plus la garder chez moi. Il indiqua du doigt le rayon d’où il l’avait extirpée. C’est alors que m’est venue l’idée de cacher cette chemise dans le trou que j’avais repéré là-haut, juste à côté du portrait du roi, derrière une rangée de livres.
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