Michel Houellebecq - Plateforme
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«Eh oui… poursuivit-elle d'un ton léger, après un temps de silence. C'est comme ça qu'on parle, dans mon milieu professionnel… dans le monde de l'économie globale.»
9
Le minibus pour Baracoa partait à huit heures du matin; il y avait une quinzaine de personnes. Ils avaient déjà eu l'occasion de faire connaissance, et ne tarissaient pas d'éloges au sujet des dauphins. L'enthousiasme des retraités (majoritaires), des deux orthophonistes qui partaient en vacances ensemble et du couple d'étudiants s'exprimait naturellement par des voies lexicales légèrement différentes; mais tous auraient pu s'entendre sur ces termes: une expérience unique.
La conversation roula ensuite sur les caractéristiques du club. Je jetai un regard à Jean-Yves: assis seul au milieu du minibus, il avait posé un calepin et un stylo sur le siège à côté de lui. En position inclinée, les yeux mi-clos, il se concentrait pour capter l'ensemble des interventions. C'était à ce stade, évidemment, qu'il comptait faire ample moisson d'impressions et d'observations utiles.
Sur le sujet du club aussi, un consensus semblait s établir parmi les participants. Les animateurs furent unanimement jugés «sympa», mais les animations pas très intéressantes. Les chambres étaient bien, sauf celles situées près de la sono, trop bruyantes. Quant à la bouffe, elle n'était décidément pas terrible.
Aucune des personnes présentes ne participait aux activités de réveil musculaire, d'aérobic, d'initiation à la salsa ou à l'espagnol. Finalement, ce qu'il y avait de mieux, c'était encore la plage; d'autant qu'elle était calme. «Animation et sono plutôt perçues comme des nuisances», nota Jean-Yves sur son calepin.
Les bungalows recueillaient l'assentiment général, d'autant qu'ils étaient éloignés de la discothèque. «La prochaine fois, on exigera d'avoir un bungalow!» affirma nettement un retraité costaud, en pleine force de l'âge, visiblement habitué au commandement; en réalité, il avait passé l'ensemble de sa carrière dans la commercialisation des vins de Bordeaux. Les deux étudiants étaient du même avis. «Discothèque inutile», nota Jean-Yves en songeant mélancoliquement à tous ces investissements accomplis en vain.
Après l'embranchement de Cayo Saetia, la route devint de plus en plus mauvaise. Il y avait des nids-de-poule et des crevasses, parfois sur la moitié de la chaussée. Le chauffeur était obligé de slalomer sans arrêt, nous étions secoués sur nos sièges, ballottés de droite et de gauche. Les gens réagissaient par des exclamations et des rires. «Ça va, ils sont de bonne composition… me dit Valérie à voix basse. C'est ça qui est bien avec les circuits découverte, on peut leur imposer des conditions dégueulasses, pour eux ça fait partie de l'aventure. Là, en fait, on est en faute: pour un trajet pareil, normalement, il faudrait des 4x4.»
Un peu avant Moa, le chauffeur bifurqua vers la droite pour éviter un trou énorme. Le véhicule dérapa lentement, puis s'immobilisa dans une fondrière. Le chauffeur relança le moteur à fond: les roues patinèrent dans une boue brunâtre, le minibus resta immobile. Il s'acharna encore plusieurs fois, sans résultat. «Bon… fit le négociant en vins en croisant les bras d'un air enjoué, il va falloir descendre pour pousser.»
Nous sortîmes du véhicule. Devant nous s'étendait une plaine immense, recouverte d'une boue craquelée et brune, d'un aspect malsain. Des mares d'eau stagnantes, d'une couleur presque noire, étaient entourées de hautes herbes desséchées et blanchâtres. Dans le fond, une gigantesque usine de briques sombres dominait le paysage; ses deux cheminées vomissaient une fumée épaisse. De l'usine s'échappaient des tuyaux énormes, à demi rouilles, qui zigzaguaient sans direction apparente au milieu de la plaine. Sur le bas-côté, un panneau de métal où Che Guevara exhortait les travailleurs au développement révolutionnaire des forces productives commençait à rouiller, lui aussi. L'atmosphère était saturée d'une odeur infecte, qui semblait monter de la boue elle-même, plutôt que des mares.
L'ornière n'était pas très profonde, le minibus redémarra aisément grâce à nos efforts conjugués. Tout le monde remonta en se congratulant. Nous déjeunâmes un peu plus tard dans un restaurant de fruits de mer. Jean-Yves compulsait son carnet, l'air soucieux; il n'avait pas touché à son plat.
«Pour les séjours découverte, conclut-il après une longue réflexion, ça me paraît bien parti; mais pour la formule club, je ne vois vraiment pas ce qu'on peut faire.»
Valérie le regardait tranquillement en sirotant son café glacé; elle avait l'air de s'en foutre complètement. «Évidemment, reprit-il, on peut toujours virer l'équipe d'animation; ça réduira la masse salariale.
– Ce serait déjà une bonne chose, oui.
– Ce n'est pas un peu radical, comme mesure? s'inquiéta-t-il.
– Ne t'en fais pas pour ça. De toute façon, animateur de village de vacances, ce n'est pas une formation pour des jeunes. Ça les rend cons et feignants, et en plus ça ne mène à rien. Tout ce qu'ils peuvent devenir ensuite, c'est chef de village – ou animateur télé.
– Bon… Donc, je réduis la masse salariale; remarque, ils ne sont pas tellement payés. Ça m'étonnerait que ça suffise pour être concurrentiel avec les clubs allemands. Enfin je ferai ce soir une simulation sur tableur, mais je n'y crois pas trop.»
Elle eut un petit acquiescement indifférent, du genre: «Simule toujours, ça peut pas faire de mal». Elle m'étonnait un peu en ce moment, je la trouvais vraiment cool. Il est vrai qu'on baisait quand même beaucoup, et baiser, il n'y a pas de doute, ça calme: ça relativise les enjeux. Jean-Yves, de son côté, avait l'air tout prêt à se précipiter sur son tableur; je me suis même demandé s'il n'allait pas demander au chauffeur de sortir son portable du coffre. «T'en fais pas, on trouvera une solution…» lui dit Valérie en lui secouant amicalement l'épaule. Ça parut l'apaiser pour un temps, il se rassit gentiment à sa place dans le minibus.
Pendant la dernière partie du trajet, les passagers parlèrent surtout de Baracoa, notre destination finale; ils semblaient déjà à peu près tout savoir sur cette ville. Le 28 octobre 1492, Christophe Colomb avait jeté l'ancre dans la baie, dont la forme parfaitement circulaire l'avait impressionné. «Un des plus beaux spectacles qu'on puisse voir», avait-il noté dans son journal de bord. La région n'était alors habitée que par des indiens Tainos. En 1511, Diego Velazquez avait fondé la ville de Baracoa; c'était la première ville espagnole en Amérique. Pendant plus de quatre siècles, n'étant accessible que par bateau, elle était restée isolée du reste de l'île. En 1963, la construction du viaduc de la Farola avait permis de la relier par la route à Guantanamo.
Nous arrivâmes un peu après trois heures; la ville s'étendait le long d'une baie qui formait, effectivement, un cercle quasi parfait. La satisfaction fut générale, et s'exprima par des exclamations admiratives. Finalement, ce que cherchent avant tout les amateurs de voyages de découverte, c'est une confirmation de ce qu'ils ont pu lire dans leurs guides. En somme, c'était un public de rêve: Baracoa, avec sa modeste étoile dans le guide Michelin, ne risquait pas de les décevoir. L'hôtel El Castillo, situé dans une ancienne forteresse espagnole, dominait la ville. Vue de haut, elle paraissait splendide; mais, en fait, pas plus que la plupart des villes. Au fond elle était même assez quelconque, avec ses HLM miteuses, d'un gris noirâtre, tellement sordides qu'elles en paraissaient inhabitées. Je décidai de rester au bord de la piscine, de même que Valérie. Il y avait une trentaine de chambres, toutes occupées par des touristes d'Europe du Nord, qui semblaient tous à peu près venus pour les mêmes raisons. Je remarquai d'abord deux Anglaises d'une quarantaine d'années, plutôt enveloppées; l'une d'entre elles portait des lunettes. Elles étaient accompagnées de deux métis, l'air insouciant, vingt-cinq ans tout au plus. Ils avaient l'air à l'aise dans la situation, parlaient et plaisantaient avec les grosses, leur tenaient la main, les prenaient par la taille. J'aurais été bien incapable, pour ma part, de faire ce genre de travail; je me demandais s'ils avaient des trucs, à quoi ou à qui ils pouvaient penser au moment de stimuler leur érection. À un moment donné, les deux Anglaises montèrent jusqu'à leurs chambres pendant que les types continuaient à discuter au bord de la piscine; si je m'étais vraiment intéressé à l'humanité j'aurais pu engager la conversation, essayer d'en savoir un peu plus. Après tout il suffisait peut-être de branler correctement, l'érection pouvait sans doute avoir un caractère purement mécanique; des biographies de prostitués auraient pu me renseigner sur ce point, mais je ne disposais que du Discours sur l'esprit positif . Alors que je feuilletais le sous-chapitre intitulé: «La politique populaire, toujours sociale, doit devenir surtout morale», j'aperçus une jeune Allemande qui sortait de sa chambre, accompagnée par un grand Noir. Elle ressemblait vraiment à une Allemande telle qu'on se les imagine, avec de longs cheveux blonds, des yeux bleus, un corps plaisant et ferme, de gros seins. C'est très attirant comme type physique, le problème c'est que ça ne tient pas, dès l'âge de trente ans il y a des travaux à prévoir, des liposuccions, du silicone; enfin pour l'instant tout allait bien, elle était même franchement excitante, son cavalier avait eu de la chance. Je me suis demandé si elle payait autant que les Anglaises, s'il y avait un tarif unique pour les hommes comme pour les femmes; là encore il aurait fallu enquêter, interroger. C'était trop fatigant pour moi, je décidai de monter dans ma chambre. Je commandai un cocktail, que je sirotai lentement sur le balcon. Valérie se faisait bronzer, se trempait de temps en temps dans la piscine; au moment où je rentrai pour m'allonger, je m'aperçus qu'elle avait engagé la conversation avec l'Allemande.
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