Michel Houellebecq - Plateforme
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– Rien ne vous oblige à m'accompagner, chère madame…» répondit-il calmement.
Elle se leva en tremblant, son assiette de riz à la main. À la table d'à côté, toutes les conversations s'étaient interrompues. J'ai bien cru qu'elle allait lui balancer l'assiette à la gueule, et je crois que finalement c'est un reste de trouille qui l'a retenue. Robert la regardait avec le plus grand sérieux, ses muscles étaient tendus sous son polo. Il n'avait pas l'air du genre à se laisser faire, je l'imaginais très bien lui mettre un pain. Elle reposa violemment son assiette, qui se brisa en trois morceaux, se retourna et disparut dans la nuit, marchant rapidement vers les bungalows.
«Tsss…» fit-il avec réserve.
Valérie était coincée entre lui et moi; avec élégance il se leva, contourna la table et vint s'asseoir à la place de Josiane, pour le cas où elle aurait souhaité quitter la table, elle aussi. Mais elle n'en fit rien; à ce moment, le serveur apporta les cafés. Après avoir bu deux gorgées, Valérie se retourna à nouveau vers moi. «Alors c'est vrai, vous avez payé pour une fille?…» demanda-t-elle doucement. Son ton était intrigué, mais dénué de réprobation franche.
«Elles ne sont pas si pauvres, ces filles, ajouta Robert, elles peuvent se payer des scooters et des fringues. Il y en a même qui se font refaire les seins. Ce n'est pas bon marché, de se faire refaire les seins. Elles aident aussi leurs parents, c'est vrai…» conclut-il pensivement.
À la table voisine, après quelques phrases échangées à voix basse, on se sépara rapidement – sans doute par solidarité. Nous restions seuls maîtres du terrain, en quelque sorte. La lune éclairait maintenant à plein la surface du ponton, qui brillait légèrement. «Elles sont si bien que ça, ces petites masseuses?… interrogea rêveusement René.
– Ah, monsieur! » s'exclama Robert avec une émotion volontairement grandiloquente, mais, me sembla-t-il, au bout du compte sincère, «ce sont des merveilles! de pures merveilles! Et encore, vous ne connaissez pas Pattaya. C'est une station de la côte Est, poursuivit-il avec enthousiasme, entièrement dédiée à la luxure et au stupre. Ce sont d'abord les Américains qui sont venus, au moment de la guerre du Vietnam; ensuite, beaucoup d'Anglais et d'Allemands; et maintenant on commence à voir des Polonais et des Russes. Là-bas tout le monde est servi, il y en a pour tous les goûts: des homosexuels, des hétérosexuels, des travestis… C'est Sodome et Gomorrhe réunis. Mieux, même, parce qu'il y a également des lesbiennes.
– Ah, ah…» L'ancien charcutier semblait pensif. Sa femme bâilla calmement, s'excusa et se tourna vers son mari; elle avait visiblement envie d'aller se coucher.
«En Thaïlande, conclut Robert, tout le monde peut avoir ce qu'il désire, et tout le monde peut avoir quelque chose de bien. On vous parlera des Brésiliennes, ou des filles de Cuba. J'ai beaucoup voyagé, monsieur, j'ai voyagé pour mon plaisir, et je n'hésite pas à vous le dire: pour moi, les Thaïes sont les meilleures amantes du monde.»
Valérie, assise en face de lui, l'écoutait avec le plus grand sérieux. Elle s'éclipsa peu après, avec un petit sourire, suivie par Josette et René. Lionel, qui n'avait pas dit un mot de la soirée, se leva à son tour; je l'imitai. Je n'avais pas très envie de poursuivre une conversation avec Robert. Je le laissai donc seul dans la nuit, statue apparente de la lucidité, qui commandait un deuxième cognac. Il semblait en possession d'une pensée complexe, et nuancée; à moins peut-être qu'il ne relativise, ce qui donne toujours l'illusion de la complexité, et de la nuance. Devant le bungalow, je souhaitai bonne nuit à Lionel. L'atmosphère était saturée par le ronronnement des insectes; j'étais à peu près certain de ne pas fermer l'œil.
Je poussai la porte et rallumai une bougie, plus ou moins résigné à poursuivre ma lecture de La firme. Des moustiques s'approchaient, certains carbonisaient leurs ailes à la lumière de la flamme, leurs cadavres s'engluaient dans la cire fondue; aucun ne se posait sur moi. J'étais pourtant rempli jusqu'au derme d'un sang nourrissant, et délectable; mais ils rebroussaient chemin mécaniquement, incapables de franchir la barrière olfactive du diméthylperoxyde carbique. On pouvait féliciter les laboratoires Roche-Nicolas, créateurs du Cinq sur Cinq Tropic. Je soufflai la bougie, la rallumai, assistant au ballet de plus en plus dense des sordides petites machines volantes. De l'autre côté de la cloison j'entendais Lionel, qui ronflait doucement dans la nuit. Je me levai, remis à fondre un nouveau pain de citronnelle, puis allai pisser. Un trou rond était aménagé dans le plancher de la salle de bains; il donnait directement sur la rivière. On entendait des clapotis, des bruits de nageoires; j'essayais de ne pas penser à ce qui pouvait se trouver en dessous. Au moment où je me recouchais, Lionel émit une longue série de pets. «T'as raison, mon gars! approuvai-je avec force. Comme disait Martin Luther, y'a rien de tel que de péter dans son sac de couchage!» Ma voix résonnait bizarrement dans la nuit, au-dessus du bruissement de l'eau et du vrombissement persistant des insectes. L'audition du monde réel était déjà en soi une souffrance. «Il en est du royaume des cieux comme d'un coton-tige! hurlai-je à nouveau dans la nuit. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende!» Lionel se retourna dans son lit et grogna légèrement, sans se réveiller. Je n'avais pas tellement de solutions: il fallait que je prenne un nouveau somnifère.
8
Emportées par le courant, des touffes d'herbe descendaient le fleuve. Le chant des oiseaux reprenait, montait de la jungle légèrement brumeuse. Tout à fait vers le sud, au débouché de la vallée, les contours étranges des montagnes birmanes se dessinaient dans le lointain. J'avais déjà vu ces formes arrondies et bleutées, mais coupées de décrochements brusques. Peut-être dans des paysages de primitifs italiens, au cours d'une visite de musée, pendant mes années de lycée. Le groupe n'était pas réveillé; c'était l'heure où la température est encore douce. J'avais très mal dormi.
Après la crise de la veille, une certaine bénévolence flottait autour des tables du petit déjeuner. Josette et René avaient l'air en pleine forme; par contre les écologistes jurassiens étaient dans un état lamentable, je m'en aperçus dès leur arrivée clopinante. Les prolétaires de la génération précédente, qui apprécient sans complexe le confort moderne lorsqu'il se présente, se montrent en cas d'inconfort avéré beaucoup plus résistants que leurs enfants, ceux-ci dussent-ils afficher des positions «écologistes». Eric et Sylvie n'avaient pas fermé l'œil de la nuit; Sylvie, de plus, était littéralement couverte de cloques rouges. «Oui, les moustiques m'ont pas raté, confirma-t-elle avec amertume.
– J'ai une crème apaisante, si vous voulez. Elle est très efficace; je peux aller la chercher.
– Oui je veux bien, c'est gentil; mais on va d'abord prendre un café.»
Le café était dégueulasse, très clair, presque imbuvable; de ce point de vue là, au moins, on était aux normes américaines. Ils avaient l'air bien cons, ce jeune couple, ça me faisait presque de la peine de voir leur «paradis écologique» se fissurer sous leurs yeux; mais je sentais que tout allait me faire de la peine, aujourd'hui. Je regardai à nouveau vers le sud. «Je crois que c'est très beau, la Birmanie» dis-je à mi-voix, plutôt pour moi-même. Sylvie confirma avec sérieux: en effet c'était très beau, elle avait entendu dire la même chose; cela dit, elle s'interdisait d'aller en Birmanie. Ce n'était pas possible d'être complice en aidant par ses devises au maintien d'une dictature pareille. Oui, oui, pensai-je; les devises. «Les droits de l'homme, c'est important!» s'exclama-t-elle, presque avec désespoir. Quand les gens parlent de «droits de l'homme», j'ai toujours plus ou moins l'impression qu'ils font du second degré; mais ce n'était pas le cas, je ne crois pas, pas en l'occurrence.
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