Michel Houellebecq - Plateforme

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Véritable exercice de dénonciation du tourisme sexuel, Michel Houellebecq allie provocation et fanatisme pour dépeindre, comme à son habitude, quelques individus moyens voire médiocres.

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Les groupes humains composés d'au moins trois personnes ont une tendance apparemment spontanée à se diviser en deux sous-groupes hostiles. Le dîner était servi sur un ponton aménagé au milieu du fleuve; cette fois, on avait dressé pour nous deux tables de huit. Les écologistes et les naturopathes étaient déjà installés à une table; les anciens charcutiers, pour l'instant isolés, à la seconde. Qu'est-ce qui avait bien pu provoquer la cassure? Peut-être la discussion de ce midi sur les massages, qui ne s'était, au fond, pas si bien passée. Par ailleurs, dès le matin, Suzanne, sobrement vêtue d'une tunique et d'un pantalon de lin blancs – bien conçus pour souligner la sécheresse de ses formes – avait pouffé de rire en apercevant la robe à fleurs de Josette. La répartition, quoi qu'il en soit, avait commencé. Un peu lâchement, je ralentis le pas pour me laisser devancer par Lionel, mon voisin d'avion – et maintenant de bungalow. Son choix s'opéra très vite, de manière à peine consciente; je n'eus même pas l'impression d'un choix par affinités, mais d'une sorte de solidarité de classe, ou plutôt (car il travaillait à GDF, et était donc fonctionnaire, alors que les autres étaient d'ex-petits commerçants) d'une solidarité de niveau d'éducation. René nous accueillit avec un soulagement visible. Notre décision, à ce stade de l'installation, n'avait d'ailleurs rien de crucial: en rejoignant les autres, nous aurions confirmé avec vigueur l'isolement des anciens charcutiers; alors que là, au fond, nous ne faisions que rééquilibrer les tables.

Babette et Léa arrivèrent peu après et s'installèrent, sans la moindre hésitation, à la table voisine.

Un long moment plus tard – les entrées étaient déjà servies – Valérie apparut à l'extrémité du ponton; elle promena autour d'elle un regard indécis. À la table voisine, il restait deux places à côté de Babette et Léa. Elle hésita encore un peu, eut un bref sursaut et vint s'asseoir à ma gauche.

Josiane avait mis encore plus de temps que d'habitude à se préparer; elle devait avoir eu du mal à se maquiller, à la lumière des bougies. Sa robe de velours noir n'était pas mal, un peu décolletée mais sans excès. Elle aussi marqua un temps d'arrêt, puis vint s'asseoir en face de Valérie.

Robert arriva le dernier, d'une démarche hésitante – il avait dû picoler avant le repas, je l'avais vu tout à l'heure avec une bouteille de Mékong. Il s'abattit lourdement sur le banc à la gauche de Valérie. Un cri bref mais atroce s'éleva de la jungle proche; probablement un petit mammifère qui venait de vivre ses derniers instants.

Son passa entre les tables pour vérifier que tout allait bien, que nous étions installés au mieux. Elle-même dînait de son côté avec le chauffeur – répartition peu démocratique, qui avait provoqué dès le déjeuner la réprobation de Josiane. Mais au fond je pense que ça l'arrangeait bien, même si elle n'avait rien contre nous; elle avait beau faire des efforts, les longues discussions en français semblaient lui peser un peu.

À la table voisine, la conversation ronronnait gaiement sur la beauté de l'endroit, la joie de se retrouver en pleine nature, loin de la civilisation, les valeurs essentielles, etc. «Ouais, c'est top, confirma Léa. Et vous avez vu, on est vraiment en pleine jungle… J'y crois pas.»

Nous avions plus de difficultés à trouver un terrain commun. En face de moi Lionel mangeait placidement, sans envisager de faire le moindre effort. Je jetais nerveusement des regards de côté. À un moment donné j'aperçus un gros barbu qui sortait des cuisines pour haranguer violemment les serveurs; ce ne pouvait être que le fameux Bertrand Le Moal. Pour moi, jusqu'à présent, son mérite le plus clair était d'avoir appris la recette du gratin dauphinois aux Karens. C'était délicieux; et le rôti de porc était parfaitement cuit, à la fois croustillant et tendre. «Ça manque juste un peu de pinard…» émit René avec mélancolie. Josiane crispa les lèvres avec mépris. Ce qu'elle pensait des touristes français qui ne pouvaient pas voyager sans leur pinard, il ne fallait pas le lui demander. Assez maladroitement, Valérie prit la défense de René. Avec la cuisine thaïe, dit-elle, on n'en ressentait pas du tout le besoin; mais, là, un peu de vin aurait pu se justifier. Elle-même, de toute façon, ne buvait que de l'eau. «Si on part à l'étranger, martela Josiane, c'est pour manger la cuisine locale, et pour suivre les coutumes locales !… Sinon, autant rester chez soi.

– Je suis d'accord! gueula Robert. Elle s'interrompit, brisée dans son élan, et le regarda avec haine.

– C'est quand même un peu épicé, des fois… avoua timidement Josette. Vous, ça n'a pas l'air de vous déranger… dit-elle en s'adressant à moi, sans doute pour alléger l'atmosphère.

– Non non, j'adore. Plus c'est épicé, plus ça me plaît. Déjà à Paris je mange chinois tout le temps » répondis-je avec hâte. La conversation put ainsi dévier sur les restaurants chinois, qui s'étaient tellement multipliés à Paris ces derniers temps. Valérie les appréciait beaucoup pour le repas de midi: ce n'était pas cher du tout, bien meilleur que les fast-food, et probablement beaucoup plus sain. Josiane n'avait rien à dire sur la question, elle avait un restaurant d'entreprise; quant à Robert, il devait juger le sujet indigne de lui. Bref, les choses se déroulèrent à peu près calmement jusqu'au dessert.

Tout se joua autour du riz gluant. Il était légèrement doré, aromatisé à la cannelle – une recette originale, il me semble. Prenant le taureau par les cornes, Josiane décida d'aborder de front la question du tourisme sexuel. Pour elle c'était absolument dégueulasse, il n'y avait pas d'autre mot. Il était scandaleux que le gouvernement thaï tolère ce genre de choses, la communauté internationale devait se mobiliser. Robert l’écoutait avec un sourire en coin qui ne me disait rien de bon. C'était scandaleux mais ce n'était pas surprenant, poursuivit-elle; il fallait bien savoir qu'une grande partie de ces établissements (des bordels, on ne pouvait pas les appeler autrement) étaient en fait possédés par des généraux; c'est dire la protection dont ils pouvaient bénéficier.

«Je suis général…» intervint Robert. Elle en resta interloquée, sa mâchoire inférieure pendait lamentablement. «Non non, je blague… démentit-il avec un léger rictus. Je n'ai même pas fait l'armée.»

Ça n'avait pas l'air de la faire sourire du tout. Elle mit un peu de temps à se remettre, mais réembraya avec une énergie décuplée:

«C'est absolument honteux que des gros beaufs puissent venir profiter impunément de la misère de ces filles. Il faut savoir qu'elles viennent toutes des provinces du Nord ou du Nord-Est, les régions les plus pauvres du pays.

– Pas toutes… objecta-t-il, il y en a qui sont de Bangkok.

– C'est de l'esclavage sexuel! hurla Josiane, qui n'avait pas entendu. Il n'y a pas d'autre mot!…»

Je bâillai légèrement. Elle me jeta un regard noir, mais poursuivit, prenant tout le monde à témoin: «Vous ne trouvez pas scandaleux que n'importe quel gros beauf puisse venir se taper des gamines pour une bouchée de pain?

– Pas une bouchée de pain… protestai-je modestement. Moi j'ai payé trois mille bahts, c'est à peu près les prix français.» Valérie se retourna et posa sur moi un regard surpris. «Vous avez payé un peu cher… nota Robert. Enfin, si la fille en valait la peine…»

Josiane tremblait de tous ses membres, elle commençait à m'inquiéter un peu. «Eh bien! glapit-elle d'une voix suraiguë, moi ça me fait vomir qu'un gros porc puisse payer pour fourrer sa bite dans une gosse!

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