Séguret est parti comme on quitte une défaite sans avoir livré bataille.
– Je tiens juste à vous mettre en garde, tous les quatre. Ce n'est pas parce qu'une bande d'insomniaques et de noctambules déboussolés ont bouffé de la Saga que le public du matin va en redemander. Il pourrait même l'enterrer vivante.
Et vlan, on aurait dit que ce petit succès lui faisait plus de peine qu'autre chose. Nos créatures de la nuit ne devaient sans doute pas voir le jour, qui sait?
Tous ces petits chamboulements nous ont donné du baume au cœur. Nous avons besoin de ce second souffle. Il nous reste à fournir une trentaine d'épisodes et à conquérir un public matinal, celui qui part sur les chapeaux de roues avant d'aller au boulot, ou qui achète des autocuiseurs rutilants sur le petit écran. Il est là, le pays tout entier, et pas ailleurs.
– Quelqu'un a déjà acheté quelque chose à la télé? je demande.
– Tu as besoin de quoi, mec? Il fallait en profiter quand l'énarque était là.
– Je veux juste savoir comment fonctionne le télé-achat.
– Je leur ai déjà acheté du rouge à lèvres, dit Mathilde, c'est tout bête. Vous vous laissez séduire par le discours stupéfiant de sottise du présentateur sur les images ridicules de la démonstratrice à laquelle vous êtes censée vous identifier. Vous leur donnez votre numéro de carte bleue, et c'est tout. Ça marche, j'en suis la preuve vivante: ce sourire fuchsia qui fait mon charme, je le dois au télé-achat.
– Lé rouge à lèvres invisible? demande Tristan qui se réveille à peine. Celui qui ne laisse aucune trace?
– Celui-là même, le rouge adultère, celui des mauvaises femmes. Si vous saviez ce que je lui dois…
– Nous devons faire mieux que le télé-achat, j'ai dit. Ce pouvoir formidable de la consommation qui envoûte le téléspectateur, il faut en faire profiter la Saga.
– En clair? demande le Vieux.
– Essayons d'imaginer l'ultime limite de la consommation.
– Son point de non-retour?
– Le rêve doré de tout consommateur?
– Sa totale impunité!
2l. SALON FRESNEL. INT. SOIR
Tous les Fresnel et les Callahan sont à table, sauf Fred. Bruno lit un livre posé sur ses genoux. Walter sert le plat que vient d'apporter Marie. Mildred se jette goulûment sur son assiette.
mildred (enthousiaste): À part la bouffe tout n'est qu'épi-phénomène.
marie (flattée qu'on apprécie): Eh bien mange, petite!
camille (haussant les épaules): Je déteste le mot «manger». Tous les dérivés du mot manger sont avilissants: mangeoire, m angeaille…
jonas : Tu préfères «bouffer»?
camille : Les deux mots les plus répugnants de la langue française sont «acheter» et «manger». Je ne parle pas de ce ils véhiculent mais de leur sonorité. ACH-té, ACH-té, ACH-té, vous ne trouvez pas ça odieux?
marie : On voit bien que ce n’est pas toi qui fais les courses. Enfin, je veux dire… ce n'est pas toi qui vas acheter à MANGER.
Camille hausse les épaules. Tout à coup, Fred apparaît dans le salon, le regard illuminé. Les convives sont surpris. Il est haletant, il joint ses deux mains et regarde vers le ciel. Le silence se prolonge, gêné. Toujours en transe, Fred s'agenouille.
fred : J'ai éradiqué la faim dans le monde.
Silence. Les convives se regardent. Fred réalise le trouble qu'il vient de créer.
fred : Vous m'avez entendu? J'ai trouvé la solution à la faim dans le monde! la faim dans le monde! VOUS m'enten DEZ!
Les autres, médusés, n'osent pas réagir. Fred s'emporte.
fred : Les peuples ne souffriront jamais plus de la faim! On ne verra plus jamais d'enfants au ventre énorme mourir au flanc de leur mère! Les pays sous-développés vont retrouver leur dignité! Leur force! Malthus dépassé! Il n'y aura plus jamais d'affameurs ni d'affamés! Vous m'entendez? vous m'entendez?
Il éclate en sanglots.
Walter se penche à l'oreille de Marie
walter (chuchotant): Tu n'aurais pas dû le laisser seul aussi longtemps.
Marie confirme discrètement de la tête, mais Fred s'en aperçoit.
fred : J'ai compris… Vous me prenez pour un fou, c'est ça? Vous m'avez toujours pris pour un fou dans cette famille… Vous ne comprenez donc pas! La moitié du monde va quitter le Moyen Âge grâce à moi!
Il pleure à nouveau, cette fois Mildred se lève de table pour se pencher vers lui. Avec des gestes attentionnés, elle le conduit vers un fauteuil puis sort une bouteille de cognac et lui en verse un verre.
mildred : Moi, je vous crois, Fred.
fred : Merci… Merci, ma fille… Votre esprit est bien supé rieur à tous ceux de cette table réunis… Vous aurez été la première, Mildred… Je saurai m'en souvenir.
mildred : Et si vous nous disiez par quel miracle vous avez réussi ce miracle, Fred.
fred: Rien de plus simple, mais je ne suis pas sûr qu'ils (oeillade vers les autres) pourront comprendre.
MILDRED: Faites-le au moins pour moi.
Il avale une gorgée de cognac qui le réconforte.
fred : L'idée était toute bête, c'est son application physique qui posait problème. J'ai mis au point un programme de rép artition mondiale des stocks lipidiques par un système de tr ansadipisme.
– Marco?
J'ai entendu mon nom quelque part…
Je lève la tête. Il fait nuit. Chacun est devant son écran.
– Tu as besoin d'un coup de main, Marco?
Au-dessus du Vieux, je ne vois qu'un nuage de fumée.
– Non, merci. Vous pouvez partir, je vais en avoir pour un petit moment.
– Nous avons tous une séquence à bricoler. Tu as besoin de quelque chose?
– S'il reste un peu de vodka au poivre. Je relis la dernière phrase, quatre, cinq fois. Il faudra la revoir avec un toubib ou un économiste. Ou quelqu'un à mi-chemin entre les deux.
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