– Si ce n'est qu'il n'a pas ajouté l'acacia. Il ne voulait pas fournir la bonne recette pour ne pas donner des idées à ses lecteurs…
Jean-Louis Martin s'exprime de plus en plus vite.
«Ce n'est pas tout. Athéna et moi nous avons découvert que la DMT fait vibrer ton cœur sur une longueur d'onde très précise: huit hertz. Une longueur d'onde très basse, similaire aux ondes cosmiques émises par les étoiles, une onde qui traverse l'univers, qui traverse la matière, qui traverse la chair.»
– C'est troublant, parce que le mot «hertz» vient du découvreur des ondes, Heinrich Hertz, d'après l'observation des chauves-souris. Et son nom signifie «cœur» en yiddish.
«Quand ton cœur bat à huit hertz, tes deux hémisphères se mettent eux aussi à tourner sur des cycles de huit hertz et, à ce moment, tu traverses la perception normale du monde. Les Indiens disent que tu traverses la Maya, la toile de l'illusion.»
– Aldous Huxley appelait ce passage «les portes de la perception», ce qui a donné le nom du groupe de Jim Morrison, The Doors.
«Et il n'y a pas que le mélange lotus/acacia. Partout dans le monde des chamans utilisent des stupéfiants végétaux: ayahuasca, coca, café, champignons hallucinogènes, pour retrouver cet état.»
– Les autres drogues font monter à beaucoup plus de huit hertz, ce qui produit un effet trop fort et non maîtrisable. Ce qu'elles devraient provoquer d'effet positif devient négatif.
«C'est juste. Le vrai chamanisme n'en a pas besoin. Le chamanisme adepte des drogues est un chamanisme dégradé. Les vrais grands chamans parviennent à un état extatique par le jeûne et la méditation par leur seule volonté.»
Samuel Fincher fixait l'image égyptienne où l'on voyait l'étoile au centre de la tête.
Un secret millénaire resté dans l'ombre car beaucoup trop délicat à manipuler par des gens inconscients.
« Nous avons transcendé le rêve des chamans, des drogués, des druides, des prêtres égyptiens et de tous les mystiques. Au centre du cerveau nous avons découvert le moteur de tous nos actes, la source: l'Ultime Secret.»
Le neuropsychiatre se massa les tempes.
– Par moments j'ai l'impression que, stimulé, mon esprit sort de la prison d'os de mon crâne, transcende mes sens et touche à une banque de données universelle. Ce n'est pas seulement un plaisir organique. C'est aussi un plaisir intellectuel. C'est difficile pour moi de ne pas te réclamer en permanence des stimulations. C'est vraiment pénible.
«Une banque de données universelle, peux-tu être plus précis?»
– La dernière fois que tu m'as stimulé, j'ai eu l'impression d'avoir accès à une information privilégiée. Une phrase: «On croit découvrir le monde inconnu extérieur et l'on ne fait que découvrir son monde intérieur.» Et ce n'est pas tout…
Le neuropsychiatre changea d'intonation.
–J'ai vu… j'ai vu… tant de choses que tu ne pourrais croire. Par exemple hier… j'ai aperçu des cordes cosmiques. C'étaient des fils qui traversaient l'univers. Il y avait un trou noir à une extrémité, et à l'autre une fontaine blanche. Le trou noir agissait comme une toupie aspirant la matière et la transformant en magma de chaleur jusqu'à ce que la matière se dissolve en pure énergie. Cette dernière glissait à l'intérieur du fil, comme une sève dans un cheveu, puis ressortait par la fontaine blanche.
«Des cordes cosmiques?»
– Oui, fines et longues comme des fils de toiles d'araignées. J'avais l'impression de pouvoir les toucher. Ces cordes cosmiques étaient très chaudes car remplies de cette énergie. Parfois elles étaient parcourues d'une vibration. Elles produisaient une note: un Si. J'ai eu le sentiment que notre monde pouvait être né d'une telle vibration. La musique de l'univers.
Jean-Louis Martin était très impressionné par cette vision qui évoquait les recherches des astrophysiciens. Des trous noirs reliés aux fontaines blanches, un effet de harpe, une vibration, un «Si».
Une fois de plus son médecin avait pris de l'avance mais il était fier que ce soit grâce à lui.
«Charmant. Tu as fait la jonction entre la science et la poésie, entre le cerveau gauche et le cerveau droit.»
– J'ai eu l'impression qu'il n'y avait pas trois dimensions spatiales plus une dimension temporelle, mais une seule dimension spatio-temporelle. D'ailleurs la plupart des informations que je reçois dans ces moments-là ne sont pas situées dans le temps. Elles ont lieu simultanément dans le passé, le présent et le futur.
Jean-Louis Martin intervint alors:
«L'Ultime Secret t'apporte peut-être la conscience de l'homme du futur.»
– Quand j'ai accès à cet état de conscience bizarre, je me sens doux, infiniment bon’ je n’éprouve plus aucune rancœur, j'oublie mes problèmes quotidiens. Hors de mon ego, je ne suis qu'ouverture. C'est difficile à expliquer.
«Je t'envie… Et si je me faisais opérer, moi aussi?»
La réaction ne se fit pas attendre:
– Surtout pas! Toi tu as un rôle bien défini. Tu es l'être le plus lucide que je connaisse. Tu détiens la responsabilité de maîtriser de l'extérieur cette bourrasque. Si tu passes le cap, il n'y aura plus personne pour assurer la transition entre nos deux perceptions du réel.
«Tu as raison, moi aussi je suis le Charon, le passeur de l'Achéron. Pour nous, les passeurs, point de voyage définitif…»
L'œil de Jean-Louis Martin, seule zone mobile de son corps, travaillait sans relâche.
«Parfois j'ai la sensation que ce que nous faisons est mal. Mal pour moi. Mal pour les hommes. Comme s'il s'agissait d'une connaissance à laquelle nous accédons trop tôt. Nous ne sommes pas prêts à l'assumer. Parfois un avertissement clignote dans ma tête: cet acte n'est pas inoffensif. N'ouvre pas la boîte de Pandore.»
La boîte de Pandore, pourquoi a-t-il évoqué cette légende? songea Fincher. La boîte de Pandore symbolise la curiosité mal saine dont l'ouverture entraîne la libération des monstres.
«Demain tu devras affronter l'homme le plus intelligent, le champion du monde d'échecs, Leonid Kaminsky, et là ton cerveau aura intérêt à se montrer musclé.»
Samuel Fincher se pénétrait lentement des informations reçues. Descartes. Huit hertz. L'acacia, le soma. Le changement de perception. Ce qu'il en retenait c'était qu'ensemble ils avaient court-circuité une étape que des générations et des générations de chercheurs et de mystiques avaient appréhendée.
En même temps, il sentait confusément qu'un grand danger le menaçait.
Fallait-il ouvrir la porte?
Les deux journalistes se faufilent derrière les pins d'Alep et les chênes verts. Un mulot déguerpit. Ils évitent les regards des nains de jardin immobiles qui balayent les fourrés.
Lucrèce repère un dernier bâtiment qu'ils n'ont pas visité car il est un peu caché par les arbres. Trois lettres à l'entrée: UMD. Isidore sait ce que signifie ce sigle: Unité pour malades difficiles. «Difficiles.» Douce litote. C'est dans ces services que sont placés ceux dont plus personne ne veut, ni les hôpitaux psychiatriques classiques ni les prisons. Psychopathes et psychotiques, tueurs récidivistes, les cas les plus extrêmes de déviance. Ils font même peur aux autres malades.
Les pirates disposaient leurs trésors au milieu de la fosse aux serpents pour décourager les intrus.
Ils pénètrent avec appréhension dans ce bâtiment blanc. Pas de lits. Ce lieu ressemble plutôt à un centre de recherche.
– Le labo personnel du docteur Fincher?
De petites cages hébergeant des rongeurs sont disposées sur des étagères avec, sur chacune, le nom d'un explorateur de l'esprit: Jung, Pavlov, Adler, Bernheim, Charcot, Coué, Babinski.
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