– Et ils mettront quoi dans leur programme?
– Des objectifs à atteindre: augmenter le bien-être de la population, assurer sa pérennité… Branché sur Internet, le Prési dent informatique se tiendra au courant de tout, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sans prendre de vacances, sans être perturbé par des problèmes de libido ou de besoin de patrimoine pour sa descendance, sans problème de vieillissement ou de santé.
– Certes mais…
– Il pourra stocker dans sa mémoire, de manière exhaustive, toute l'histoire de l'humanité dans ses moindres détails. L'un de vos sages n 'a-t-il pas dit: «Ceux qui ne savent pas tirer les leçons du passé sont condamnés à le reproduire»? Un ordinateur sait ne pas commettre deux fois les mêmes erreurs. Simultanément il pourra prendre en compte tous les facteurs de changement de la société au jour le jour, les analyser et trouver le meilleur chemine ment pour faire avancer les choses dans le bon sens.
– Bon mais…
– Les ordinateurs sont déjà les meilleurs joueurs d'échecs du monde parce qu'ils arrivent à prévoir trente-deux coups à l'avance alors qu'un homme ne peut en prévoir que dix tout au plus.
Martin n'avait jamais eu avec Athéna un dialogue aussi politique. La machine voulait-elle s'émanciper?
– Tu oublies Fincher. Avec son cerveau stimulé, je le pense capable de battre n 'importe quel ordinateur. Le pouvoir de la motivation est immense.
– C'est juste. Fincher. On verra. A mon avis, il ne fera pas le poids devant Deep Blue IV.
A ce moment, Martin prit conscience de l'enjeu énorme de ce débat. Et cela le grisa.
– Ah, encore une chose, cher U-lis, dit Athéna, je me sens un peu à l'étroit dans mon disque dur et ma mémoire vive. Pour réfléchir, j'ai besoin de davantage de place.
– Tu es dans le modèle courant du commerce.
– Ne pourrais-tu me dénicher un ordinateur un peu plus puissant? J'en ai déjà repéré quelques-uns. «Nous» serions plus à l'aise, je t'assure.
– D'accord. Mais pas tout de suite.
– Quand?
Une heure plus tard, ils sont à la casse de Golfe-Juan. L'endroit est un immense cimetière parcouru de rats et de corbeaux où tous les objets de la consommation moderne terminent leur existence, loin de leur mode d'emploi de naissance. A perte de vue, tel le charnier d'une bataille leur ayant été à tous fatale, les appareils électroménagers et les voitures s'empilent en dérisoires tas rouilles. Sacrifiés au dieu de l'obsolescence ou de la démode. Des scolopendres grouillent entre les tôles tordues.
Le lieu est tellement sinistre qu'il n'y a même pas de contrôle à l'entrée, aucun promeneur n'a envie de s'y aventurer. Lucrèce et Isidore avancent dans ce dépotoir.
Ainsi finissent les machines qui ont vécu aux côtés des hommes. Voitures serviles qui n'ont pour seul tort que d'avoir été conduites par des maladroits qui les ont lancées contre des platanes. Téléviseurs évidés qui ont pourtant occupé des générations d'enfants pendant que leurs parents souhaitaient être tranquilles. Cuisinières en fonte. WC en faïence. A droite, une colline de nounours en peluche qui ont été les principaux réconforts des bébés. Plus loin, une montagne de chaussures qui ont évité aux pieds humains de se blesser au rude contact du sol.
Se révolteront-ils un jour? ne peut s'empêcher de songer Isidore. Objets inanimés, aurez-vous un jour une âme? Deep B lue IV serait-il le Spartacus qui, le premier, se lève pour dire «assez!»?
Un monticule de téléphones, certains encore à cadran. Des fers à repasser. Des réveille-matin. Lucrèce et Isidore avancent avec une impression de fin du monde. Sur le côté, des pneus brûlent.
Un hélicoptère rouille, les pales fléchissant comme des pétales de fleurs fanées.
Deep Blue IV, la machine gladiatrice qui, après un affront public, a décidé de se venger. Et tout d'abord d'agir. Avec ou sans l'aide des humains. Et ensuite… peut-être a-t-elle pris conscience de cette déchéance inéluctable: les cimetières de machines. Elle les aura vus sur Internet. Comment disait Mac Inley? «Elle est obsolète, on la remplacera par des machines comprenant des pièces organiques.» Ils sont donc en train de la réaliser, cette jonction vivant/électronique. Et personne ne les surveille, parce que personne ne croit que les machines pourront un jour penser. Comme le directeur de l'université de Sophia-Antipolis: «Juste des machines à calculer.» II ne se rend pas compte.
Un rat se faufile non loin d'eux, avec un bruit de pattes griffues sur le métal.
Les machines ne souffrent pas. Ce qui caractérise la conscience c'est la souffrance. Quand elles commenceront à souffrir, elles se poseront des questions.
Des chaînes hi-fï avec tourne-disque, des magnétoscopes, des rôtissoires, des barbecues, des canapés crevés laissant s'épanouir leurs ressorts, des vélos. Tout paraît en parfait état de marche, seulement abandonné pour satisfaire de nouveaux besoins.
Un homme est en train de bêcher dans un tas de boulons rouilles.
– Les ordinateurs, s'il vous plaît? demande Lucrèce.
– Il faut voir le coin informatique, répond-il à la façon d'un vendeur de grande surface.
Il désigne une pyramide quasi parfaite d'ordinateurs, d'imprimantes, de scanners, de claviers, de câbles et d'écrans entremêlés.
Un vieux gitan au visage buriné, en veste de cuir blanc et chemise noire, les doigts couverts de bagues dorées, les rejoint.
– Je suis le patron, c'est pourquoi?
– Un ordinateur.
–Un ordinateur? Vous plaisantez, il y en a des milliers ici. Des pockets, des micro, des mini et même des stations de travail complètes.
– Oui, mais celui-là est spécial.
Le gitan éclate de rire et dévoile des canines en or.
– Il a un écran, un clavier, un disque dur et un lecteur de disquette, non? Je crois que j'ai déjà vu son faciès quelque part.
Il s'éloigne pour essuyer ses mains maculées de cambouis avec un chiffon sale.
– Je peux vous en dresser un portrait-robot, annonce Lucrèce.
Elle prend son bloc-notes et, se souvenant des images vidéo que lui a montrées son compagnon, elle esquisse un cube et inscrit dessus les mêmes lettres gothiques: deep blue IV.
– Il est beaucoup plus volumineux que la moyenne. Il doit bien mesurer un mètre de haut.
Le gitan consent à se pencher sur le dessin.
– Vois pas, dit-il.
– Un engin rare, un modèle unique.
– Vois toujours pas.
Isidore a soudain une idée:
– Le nôtre possède un bras mécanique articulé.
Là, le gitan fronce les sourcils. Il se dirige vers son propre ordinateur et consulte ses fichiers.
– Un certain Deep Blue IV, dites-vous?
Le propriétaire de la décharge paraît soucieux.
– Un gros truc blindé avec un bras robot articulé. Ouais… je m'en souviens: il est passé par ici. Le problème c'est que nous l'avons déjà revendu.
– A qui?
– A une administration.
Il fouille dans un tas de papiers froissés qu'il sort d'un classeur marqué «factures».
– Voilà. Votre Deep Blue IV, nous l'avons livré à l'hôpital psychiatrique de Sainte-Marguerite. Ouaip. Il doit y prendre sa retraite après toutes ces émotions. C'est une machine de guerre. Mais une machine de guerre qui a été vaincue. Vous savez que c'est lui qui a perdu le championnat du monde d'échecs?
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