– On va où? demande Lucrèce.
– Fincher possédait obligatoirement un laboratoire secret. Il doit se situer dans les nouveaux bâtiments, à l'extérieur de la forteresse.
Lucrèce propose qu'ils empruntent le passage indiqué sur sa carte: un souterrain, puis après la muraille du fort, le chemin de la Batterie du Vengeur.
Autour d'eux, quelques lucioles s'éteignent. Il y a des bruissements de vent dans les branchages des pins parasols. Un hibou petit duc pousse son ululement. Les plantes exhalent leurs parfums pour attirer les insectes pollinisateurs. Cela sent la myrte, la salsepareille et le chèvrefeuille. Ils traversent une zone de chênes verts et d'eucalyptus.
La nature est ici restée intacte. Les deux journalistes avancent en silence. Une couleuvre de Montpellier se faufile non loin mais ils ne l'entendent pas.
En revanche, Lucrèce sursaute lorsqu'un choucas décolle.
«L'ÉVITEMENT DE LA DOULEUR ET L'ENVIE DE PLAISIR SONT LES DEUX DÉCLENCHEURS DE TOUTE ACTIVITÉ, note Jean-Louis Martin.
«Des chercheurs se sont livrés à des expériences. Ils ont installé un système d'aquarium où les poissons recevaient une décharge électrique faible s'ils affleuraient la surface de l'eau. Or tous les poissons se tenaient immobiles au plus haut de l'aquarium aussi longtemps que le courant passait. Même des bébés crocodiles fouillaient leur cage jusqu'à trouver l'endroit où ils obtenaient le contact électrique. Les cochons d'Inde et les chimpanzés peuvent rester des heures à déclencher une ampoule lumineuse et à la regarder. Le simple stimulus des sens est déjà un ravissement. Ils apprennent encore plus vite si leur geste déclenche une lumière colorée.
«Toute activité, toute sensation est déjà source de plaisir. Ainsi, lorsqu'un rat a exploré un labyrinthe simple et facile, puis un autre plus long et plus compliqué, et qu'on lui laisse le choix entre les deux sans proposer de récompense ni à l'un ni à l'autre, il choisit le plus compliqué: c'est la promenade qui est sa récompense. Plus elle est longue, plus il ressent qu'il accomplit quelque chose, plus il a du plaisir.»
Au loin, une lumière guide leurs pas, tel un fanal. Ils débouchent devant un bâtiment rose.
– Le laboratoire de Fincher pourrait être installé dans un bâtiment comme celui-ci.
La porte, cernée de lumières clignotantes, les attire. Ils entrent.
A l'intérieur, ils découvrent un grand déploiement d'activité malgré l'heure tardive. L'endroit ressemble à un studio de cinéma. Sur le plateau, censé représenter un décor antique, des filles en courtes tuniques romaines se trémoussent autour d'une grande blonde déguisée en Cléopâtre.
Scène d'orgie dans un péplum. Les jeunes femmes se caressent, s'embrassent, se pressent des grappes de raisin dans la gorge, se baignent dans une piscine remplie de lait.
– Encore des épicuriennes? demande Isidore intéressé.
Lucrèce esquisse une moue méprisante.
– Ce doit être le bâtiment des nymphomanes. Encore une forme de démence détournée en application industrielle.
Lucrèce désigne une étagère recouverte de films portant tous la même marque: Crazy Sex.
– Les paranoïaques fabriquent les systèmes de sécurité «Crazy Security», les nymphomanes tournent les films «Crazy Sex». A chaque démence son «artisanat spécialisé»!
Les filles sont déchaînées. Des blondes, des brunes, des rousses, des Africaines, des Asiatiques, des Latines, des maigres, des plantureuses, il doit y en avoir une centaine.
Lucrèce et Isidore considèrent un instant bouche bée cette bacchanale filmée par une des filles, elle-même câlinée par sa première assistante.
– Comment disait Fincher déjà: «Tout handicap peut se transformer en avantage»? Visiblement ces jeunes filles ont su transformer leur nymphomanie en art cinématographique, ironise Lucrèce.
Son compagnon ne répond pas.
–Hé, Isidore, ne vous laissez pas charmer par le chant des sirènes!
Jean-Louis Martin expliqua à son médecin que le plaisir direct du toucher, de la caresse, voire de la fusion des corps, devenant compliqué en raison des interdits sociaux, entraîna la recherche d'autres vecteurs.
«De tout temps, par exemple, on a su que les plantes peuvent agir sur notre centre du plaisir. Même les animaux se droguent. Les chats mâchent de l'herbe à chats. Les gazelles mangent volontairement certaines baies toxiques qui les grisent.»
Jean-Louis Martin montra des dessins de parchemins, de bois ou de pierres gravées représentant des chamans tenant des bols de plantes dans les mains et portant une petite étoile au milieu du front.
«C'est là que, selon les hindous, les Amérindiens et les Egyptiens se situe notre, œil intérieur, siège de la conscience. Nous ne sommes pas les premiers à nous y intéresser. »
Jean-Louis Martin fit défiler les documents.
«Ces plafites agissent sur la glande pinéale. Que sais-tu de la glande pinéale, Sammy?»
Le neuropsychiatre, les yeux braqués sur l'écran, mit un temps à réagir.
– Elle est aussi nommée épiphyse. C'est l'une des plus petites glandes humaines: 0,16 gramme, rouge, de forme oblongue comme la pomme de pin, d'où son nom. Au XVII esiècle, Descartes y avait situé le siège de l'âme… Tiens, c'est curieux je n'avais pas fait le rapprochement.
«J'ai accumulé énormément d'informations sur la glande pinéale. Elle semble avoir d'abord été un organe extérieur dressé sur une tige qui la faisait affleurer à la surface supérieure du crâne où elle assumait la fonction de troisième œil.
Vois sur cette image, en Nouvelle-Zélande, il existe encore un lézard avec une glande pinéale extérieure et sensible.
«Chez l'homme, la glande pinéale est devenue progressivement une glande endocrine. Elle se crée au quarante-neuvième jour de la gestation du fœtus exactement en même temps que le sexe. Comme si l'humain était équipé d'un organe de plaisir extérieur et d'un organe de plaisir intérieur.»
– Et, comme pour le sexe, cette glande nécessite une éducation!
«Exactement. Les premières fois où l'on utilise son sexe on est maladroit, on se contrôle peu, et puis ensuite on en devient le maître, note Jean-Louis Martin. De la même manière, tu es le premier à apprivoiser ta glande pinéale et ta zone de plaisir. Car je suis convaincu que la glande pinéale n'est qu'un médiateur de l'Ultime Secret.»
Jean-Louis Martin lut sur l'écran que cette glande était très grosse à la naissance, jusqu'à atteindre quarante grammes, et stoppait sa croissance à l'âge de douze ans pour, à partir de là, commencer à progressivement s'atrophier.
«Les spécialistes estiment que c'est cette glande qui déclenche la puberté.»
– Cela expliquerait qu'un enfant sache davantage profiter du plaisir qu'un adulte, réfléchit Fincher à haute voix.
«En 1950, on découvrit que cette glande produisait deux substances: la mélatonine, qu'on synthétise et qu'on reproduit actuellement pour fabriquer des médicaments censés nous faire vivre plus longtemps. Et la DMT (pour dimethyltryptamine) qu'on synthétise également et qu'on copie pour produire certaines drogues hallucinogènes comme le yaje.»
Jean-Louis Martin montra une image d'Horus, le dieu à tête de faucon, tenant dans ses mains deux plantes.
«Regarde bien cette image, dans la main droite il tient une feuille de lotus, et dans celle de gauche une branche d'acacia. Or le lotus et l'acacia, lorsqu'ils sont associés selon le bon dosage, produisent de la DMT végétale. C'est probablement cette boisson que les Egyptiens de l'Antiquité nommaient soma. Ils stimulaient chimiquement leur glande pinéale qui, elle, agissait indirectement sur l'Ultime Secret. L'humanité recherche depuis l'Antiquité ce que nous avons découvert. Dans L'Odyssée, quand Homère parle de l'île des Lotophages, les fameux drogués mangeurs de lotus devaient, de même, boire leur soma. »
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