– Ici, on sera hors de portée de tout gêneur.
Ils relèvent rapidement l'ancre. Lucrèce se roule dans la couverture et se gare dans un coin de la nacelle tressée en osier. Elle s'aperçoit d'un des grands inconvénients de la montgolfière: les tuyères sont si brûlantes qu'elles chauffent le haut de la tête alors qu'en même temps l'altitude entraîne un refroidissement des pieds. Elle se frotte les orteils. Jérôme Bergerac lui tend de grosses chaussettes et des moufles.
– Comment m'avez-vous retrouvée, Isidore?
Isidore lui frotte les pieds à travers les chaussettes.
J'aime quand il me fait ça.
– Toujours le vieux truc du téléphone portable. Comme vous êtes branchée sur le vibreur, je savais que le son n'alerterait pas vos kidnappeurs. Ensuite je n'ai plus eu qu'à appeler les services des télécoms pour me livrer à une triangulation entre les trois émetteurs-récepteurs cellulaires qui avaient réagi à mon appel et j'ai pu définir le périmètre. L'hôpital Sainte-Marguerite a été facilement repéré. La police rechignait à intervenir à cause des autorisations. Alors j'ai fait appel à notre ami, ici présent, pour qu'il nous prête son engin de locomotion aérien.
Le milliardaire montre avec fierté leur vaisseau de l'air.
– Pas un engin: Mimi!
Elle lève les yeux et, la main en visière, elle reconnaît le visage de Samuel Fincher qui s'étale sur la surface de la membrane chaude. Même si elle voulait oublier l'objet de son enquête, le visage géant de la victime serait là pour le lui rappeler.
– Tous mes remerciements, monsieur le «milliardaire oisif»!
Jérôme Bergerac lisse sa moustache.
– De moins en moins oisif grâce à vous, ma chère Lucrèce… Quelle chance vous avez! L'aventure. Voilà la motivation la plus forte. Le danger. Surmonter des épreuves. Faire justice. Vous avez conscience de votre chance, n'est-ce pas?
– Ça a aussi quelques petits désagréments, parfois, soupire-t-elle en suçotant une écorchure à l'avant-bras provoquée par les roches.
Il lui tend un sandwich-club où s'entassent, entre deux toasts de pain de mie, de fines tranches de blanc de poulet mayonnaise, des tomates, des concombres, des feuilles de laitue, du cheddar, des cornichons. Elle prend soudain conscience que, depuis le début de l'enquête, elle a mangé à n'importe quelle heure, un peu n'importe quoi.
– Vous n'auriez pas une cigarette?
– Dans une montgolfière c'est proscrit. Il y a trop de substances inflammables.
Isidore examine avec les jumelles la surface des flots. En bas, Umberto se redresse en se tenant la tête, il les regarde.
Lucrèce observe la nacelle où est inscrit sur l'osier le nom «Mimi» entouré d'une guirlande de feuilles de laurier tressée.
– Il n'y a pas de gouvernail?
– Ce n'est pas un dirigeable. Quand on part en montgolfière, on ignore où l'on va atterrir. On se laisse pousser par les vents. Cependant, pour cette mission, j'ai disposé ce petit réacteur de jet-ski modifié pour pouvoir vous chercher plus aisément. C'est en l'orientant qu'on est arrivés à se placer juste au-dessus de vous et c'est ainsi que nous allons regagner la côte.
Il appuie sur le démarreur pour lancer le moteur du réacteur, mais celui-ci, après avoir toussé trois fois, ne veut plus émettre le moindre ronronnement.
– C'est pas le moment de nous laisser tomber!
Jérôme se bat en vain contre le mécanisme de son réacteur.
– Nous voilà redevenus de simples aérostiers, explique-t-il avec un geste fataliste. Tout ce qu'on peut faire c'est monter ou descendre pour rejoindre un courant aérien. C'est quand même assez aléatoire. En attendant qu'un vent nous pousse vers les terres, nous pourrions trinquer à ce sauvetage in extremis. Tout est bien qui finit bien, n'est-ce pas?
Il décapite une bouteille avec un sabre de marin et leur tend des verres.
– Je propose que nous inscrivions l'aventure comme une nouvelle motivation, annonce Isidore.
– Non, dit Lucrèce, on ne peut pas la classer parmi les nouvelles motivations. L'aventure est liée à la quatrième motivation: s'occuper, ne pas s'ennuyer. Et puis, de mon côté, j'ai déjà pu rajouter en 10: la religion. La religion peut être plus motivante que les stupéfiants et le sexe.
– L'attrait de l'aventure peut être plus fort que la religion, rétorque Bergerac. Regardez le nombre de moines qui abandonnent leur sacerdoce pour se lancer dans un tour du monde, n'est-ce pas?
Isidore tend un carnet neuf à sa compagne et sort son propre ordinateur de poche. Il ajoute avec deux doigts sur sa liste personnelle des grandes motivations: 10, la religion et 11, l 'aventure.
Lucrèce affiche toujours une expression peu enthousiaste.
– Il ne s'agit pas d'une liste exhaustive, concède Isidore. Disons qu'à travers elle nous pouvons suivre l'évolution d'un être. Au début, il pense à faire cesser la douleur comme un bébé qui pleure quand il a fait pipi dans ses couches et que cela l'irrite, ensuite il pense à faire cesser la peur, toujours comme un enfant qui pleure quand il a peur du noir, puis il grandit et il appelle quand il a faim, puis quand il a envie de s’amuser. Plus grand, il a envie d'avoir de bonnes notes à l’école, et de casser la figure à celui qui lui a volé son ballon dans une cour de récréation. Adolescent, il a envie d'embrasser sa voisine de classe, et de fumer des pétards. Adulte, il désirera peut-être la religion ou l'aventure. Ce que nous retraçons, dans cette hiérarchie des motivations, ce n'est pas seulement l'histoire de l'humanité, c'est le parcours d'un individu. Et si vous, ma chère Lucrèce, avez raison: après la drogue, un individu peut être tenté par la religion, Bergerac n'a pas tort non plus: après la religion, il peut être encore davantage tenté par l'aventure avec un grand A. Gardons les deux.
– L'aventure est un absolu, rappelle le milliardaire. Ce picotement que vous avez dû ressentir tout à l'heure alors que vous avez aperçu notre ancre. Ça a dû être merveilleux.
– Je ne sais pas. Dans ces moments-là on ne pense pas à analyser ses sensations. On pense juste à sauver sa peau.
Le milliardaire la dévisage avec tendresse tout en lissant simultanément les deux pointes de ses moustaches.
– Comme je vous envie! Vous avez été tellement gâtée par l'Aventure que vous êtes déjà presque blasée… Vous rendez-vous compte à quel point vous êtes privilégiée? Il y a des gens qui paient une fortune des stages de survie rien que pour vibrer à la moitié de ce que vous avez vécu et, à aucun moment, ils n'oublient qu'ils jouent pour du beurre et que leurs épreuves s'arrêteront. Mais vous! Vous vous ébattez dans le vrai danger! Votre vie, votre enquête sur la mort de Fincher est un film extraordinaire en Cinémascope!
– C'est un point de vue, consent Lucrèce. Je veux bien noter 10, la religion, 11, l 'aventure.
Jérôme reprend sa main et la baise avec encore plus d'ardeur.
– Je n'ai que deux mots à dire. Merci. Et encore.
Comme pour lui répondre, le mistral s'accentue dans les cordages et les mouettes se mettent à pousser des piaillements aigus. Isidore observe avec préoccupation les petits rubans accrochés aux cordages.
– Qu'est-ce qui ne va pas?
– Le vent souffle dans la mauvaise direction.
En effet, la montgolfière revient vers l'hôpital dont le toit est maintenant couvert de monde.
– Vous ne pouvez vraiment pas diriger cette montgolfière?
Le milliardaire règle plusieurs cordages.
– Il faut se laisser pousser par les courants aériens. On observe le vol des oiseaux et les mouvements des nuages. On en déduit la direction des courants. En montant et en descendant, on place alors la montgolfière dans celui de son choix.
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