Le milliardaire ajoute:
–Ecoutez les amis, je vous invite tous au restaurant du CIEL. Tant qu'à recevoir des confidences, autant le faire dans un cadre confortable, n'est-ce pas?
Saint-Pétersbourg, huit heures du matin. Il neigeait à petits flocons sur le tarmac gris où atterrit l'Iliouchine d'Aeroflot.
Dans la cabine, un panneau en anglais appelait les passagers à soutenir la compagnie russe qui s'affirmait fièrement la dernière à leur permettre de fumer en vol, défiant ainsi les recommandations des autorités civiles de l'aviation internationale.
Pour sa part, cela faisait déjà plusieurs mois que le docteur Samuel Fincher avait décidé de s'arrêter de fumer et cette permissivité ne l'enchantait guère. Toute sa travée flottait en effet dans un brouillard nauséabond.
Pourquoi faut-il que le bonheur des uns fasse forcément le malheur des autres…
L'avion glissa doucement sur la piste pour rejoindre son terminal.
Personne pour l'attendre à l'aéroport. Samuel prit un taxi, une grosse Lada verte, avec un chauffeur en tricot de laine à fleurs. Celui-ci voulait à tout prix lui vendre un assortiment de ses possessions. Cela allait de boîtes d'œufs de saumon sauvage à sa fille cadette, en passant par des cartouches de cigarettes américaines et des rouleaux de roubles à taux de change avantageux.
Dans la voiture, Samuel Fincher étudia les notes que lui avait transmises Martin. La trépanation qui permettait d'atteindre l'Ultime Secret était pratiquée à l'Institut du cerveau humain depuis décembre 1998. Le ministère de la santé russe annonçait en 1999 que cent vingt patients toxicomanes avaient été traités dans ce centre.
Le chauffeur de taxi se gara et, après avoir mûrement observé son client dans le rétroviseur, annonça un chiffre en dollars.
L'Institut du cerveau humain de Saint-Pétersbourg était une vieille bâtisse construite à l'époque stalinienne et qui avait servi à traiter les prisonniers politiques récalcitrants. Le portail était rouillé mais la neige cachait la plupart des traces ocre. Fincher marcha dans l'épais manteau glacé et se présenta à l'accueil.
Des infirmiers plaisantaient en regardant la télévision dans la salle de repos. Enfin on lui présenta son homologue russe, le docteur Tchernienko.
Après les politesses d'usage, elle lui posa un pouce sous l’œil et releva les manches de sa chemise pour mieux examiner ses avant-bras. Dans un français approximatif dont elle n’arrivait pas à prononcer les r, elle s'étonna:
– Mais vous n'êtes pas drogué? Pourquoi insistez-vous tant pour que je touche à votre cervelle?
Le neuropsychiatre français lui expliqua qu'il ne voulait pas détruire la zone mais au contraire la stimuler. Il lui confia dans les détails son plan et, à quelques conditions près, elle accepta d'y participer.
Samuel Fîncher fut donc hospitalisé comme n'importe quel malade. On lui alloua une chambre, une tablette, un pyjama vert au sigle de l'hôpital.
Il discuta avec quelques-uns des autres patients. C'étaient en général des jeunes gens qui avaient découvert les paradis artificiels dans les foyers étudiants ou dans les casernes de l'armée rouge. Pour une centaine de roubles à peine, on s'y procurait de l'héroïne trafiquée en provenance du Tadjikistan, d'Afghanistan, ou de Tchétchénie.
Une nouvelle manière de faire la guerre: empoisonner le sang des enfants.
La plupart avaient subi des cures de désintoxication mais avaient rechuté. On ne renonce pas facilement à l'héroïne.
Beaucoup avaient déjà multiplié les tentatives de suicide jusqu'à ce que leurs parents lisent dans les journaux les encarts publicitaires vantant l'Institut du cerveau humain de Saint-Pétersbourg. Pour dix mille dollars on proposait une opération de la dernière chance.
Les malades qui l'entouraient étaient donc des enfants de familles aisées. Désœuvrés, ils jouaient aux cartes, regardaient la télévision dans la salle commune, traînaient dans les couloirs. Tous avaient le crâne rasé, entouré de bandelettes plus ou moins tachées de sang. Certains exhibaient des cicatrices entre les tatouages, preuve que leur vie de junkie ne s'était pas déroulée sans tracas. Leurs bras étaient recouverts de traces de piqûres.
Le jour J, un infirmier rasa le crâne de Samuel Fincher et l'habilla d'une blouse blanche. Le docteur Tchernienko examina la cartographie du cerveau de ce patient français grâce à l'imagerie à résonance magnétique, le seul appareil un peu moderne de l'hôpital.
Pas de lésion, pas de tumeur. Tout semblait en ordre.
On le conduisit dans le bloc opératoire.
Fincher s'allongea sur la table d'opération.
Une jeune infirmière, dont il ne distinguait que les grands veux gris derrière son masque de toile, armée de pinces à linge, installa un drap autour de sa tête, à la façon d'une immense corolle. Elle ajouta un paravent pour lui masquer l'opération.
Les assistants chirurgiens coiffèrent le docteur Samuel Fincher d'un casque d'acier conçu spécialement pour cette intervention et qui ressemblait à un instrument de torture médiéval. Le docteur Tchernienko équipa ce casque de tiges coulissantes de métal. Puis elle serra les vis pour assurer une parfaite stabilité de l'instrument sur le crâne.
– C'est pour être sûre de la localisation, expliqua-t-elle.
Elle signala à son homologue qu'elle préférait ne pas pratiquer d'anesthésie générale car elle avait besoin de savoir ce qu'il ressentait pendant l'opération.
– Nous vous demanderons parfois de dire ou de faire des choses pour vérifier votre éveil.
Il frémit lorsqu'elle brandit la scie électrique circulaire. Mais il s'était rendu à l'évidence: les hôpitaux russes disposaient de moins de matériels de pointe que les hôpitaux d'Europe ou d'Amérique. De même pour l'azote liquide: elle utilisait une pompe à pneus de voiture, qu'on actionnait au pied.
Ils n'ont pas les moyens de se payer une pompe chirurgicale électrique!
Dans son dos, le docteur Tchernienko lui demanda de commencer un décompte de vingt à zéro. Il sentit qu'on lui fouillait le crâne avec un coton humide. Contact froid, probablement enduit d'un désinfectant ou analgésique local. Il commença à compter: Vingt, dix-neuf.
Un second coton mouillé succéda au premier. Il entendit la scie qui se mettait en marche et déglutit sa salive.
– Dix… huit, dix… sept.
Pour la science. Pour le cerveau. Martin a supporté son opéra tion, je peux bien supporter cette épreuve à mon tour.
– Seize, quinze.
Au moment où la scie entra en contact avec son cuir chevelu, les récepteurs de contact épidermique furent activés. C'était pointu et tranchant.
– Ça ne fera pas mal, assura la chirurgienne.
Tu parles! C'est ce qu'on dit tous. J'ai déjà mal.
Il grimaça et ne put, durant la creusée, se retenir de lâcher un «Ouille!».
Le docteur Tchernienko s'arrêta.
– Ça ne va pas?
– Si si, continuez. Quatorze, treize.
Pour la science.
Il serra plus fort les mâchoires. Il ne ressentait rien sur sa peau mais percevait la traction mécanique sur son crâne. Un peu comme lorsqu'il s'était fait arracher sa dent de sagesse. L'anesthésiant local agissait mais la pression sur ses os se répandait dans tout le corps.
Penser à autre chose. L'infirmière. Ses yeux gris.
Maintenant sa tête vibrait.
Ça fait vraiment très mal. Penser à autre chose. Penser à l'infirmière.
Comprenant qu'il avait besoin d'elle, elle lui prit la main.
Sa main est fraîche. Mais je n'arrive pas à oublier ce qu'il se passe là-haut. ils m'ouvrent la tête. je suis peut-être en train de faire une bêtise monumentale. Je m'étais pourtant juré de ne jamais m'allonger sur un billard sauf si c'était indispensable. Ce n'est pas indispensable. Et cela fait vraiment très mal.
Читать дальше