Pascal Fincher reconnaît l'homme et n'insiste pas. C'est Isidore Katzenberg.
Le journaliste scientifique s'assoit auprès d'un participant qui n'est autre qu'Umberto Rossi. Pascal Fincher leur avait dit que le marin assistait systématiquement à la séance d'hypnose du vendredi, il n'avait pas menti. Le marin, les yeux fermés, sourit. L'hypnotiseur poursuit:
– Maintenant vous allez imaginer que vous marchez à cet étage. Vous vous retrouvez dans une avenue et il y a un cinéma où une file de gens attendent pour voir un film. Vous regardez l'affiche et vous vous apercevez que c'est un film drôle que vous vouliez voir depuis longtemps. Vous prenez votre billet et entrez. Pour chacun, ce film sera différent. Mais pour chacun il sera irrésistible. Le générique commence. Regardez le film. C'est le film le plus hilarant que vous ayez jamais vu.
L'assistance reste un instant immobile, et soudain des gens commencent à sourire puis à rire, les yeux toujours fermés. Ils s'esclaffent d'une manière désordonnée au début mais peu à peu ils rient au même moment, comme s'ils voyaient se dérouler le même film avec les mêmes gags.
Isidore Katzenberg, profitant de l'état hypnotique d'Umberto Rossi, lui susurre à l'oreille:
– Maintenant vous allez me raconter ce qu'est l'Ultime Secret.
Le marin s'arrête de rire et ouvre d'un coup les yeux. La remontée brutale du niveau «endormissement hypnotique» à «réel hostile» lui provoque une douleur à la nuque. L'hypnose, tout comme la plongée sous-marine, exige des paliers de décompression. Il reconnaît Isidore, récupère ses chaussures et s'enfuit en bousculant quelques spectateurs hypnotisés qui réagissent mal, eux aussi, à ce réveil brutal.
Pascal Fincher parle plus fort pour couvrir cette perturbation:
– Vous regardez toujours le film, sans tenir compte des bruits étrangers que vous entendez.
Umberto s'apprête à rejoindre une issue, mais Bergerac lui barre le chemin. Le marin change de cap. C'est maintenant Lucrèce qui le bloque. Il reste une troisième sortie: les toilettes. Lucrèce, Isidore et Jérôme Bergerac sont à ses trousses. Ils débouchent ensemble dans une cour pleine de poubelles. Umberto se dissimule derrière une benne et sort un revolver. Sans hésiter il leur tire dessus. Le milliardaire crie de loin:
– Plan deux! Plan deux!
– C'est quoi déjà, le plan deux? demande la jeune femme.
– Ecoutez, Lucrèce, ce n'est vraiment pas à moi qu'il faut le demander, avec mes trous de mémoire, je ne me souvenais même pas qu'il y avait un plan un.
Lucrèce sort à son tour son revolver et tout en visant dans la direction d'Umberto Rossi glisse à son comparse:
– J'ai réfléchi à votre histoire de trous de mémoire, dit- elle. Je pense que c'est votre cerveau qui les suscite pour se protéger. Vous êtes tellement sensible que cela vous empêcherait d'être efficace si vous vous rappeliez tout ce qui ne va pas. Que ce soit dans le monde ou dans votre vie. Vous avez besoin d'oublier les atrocités du passé et du présent. Votre cerveau s'est donc résolu à ce travail d'amnésie volontaire.
– Nous en reparlerons plus tard, dit Isidore.
Umberto déguerpit. Ils se lancent à sa poursuite. A nouveau il tire et à nouveau ils se cachent dans une encoignure, Umberto s'engouffre dans une ruelle adjacente. Il bouscule des passants avant de se réfugier derrière une porte cochère et de réajuster son tir. Jérôme Bergerac le bombarde de boîtes de conserve graisseuses et fonce, criant toujours:
– Plan deux! Plan deux!
– C'est le problème des excessifs, grogne Isidore. Il était excessif dans son épicurisme et là, si vous voulez mon avis, il est prêt à devenir casse-cou au-delà du raisonnable.
Ln effet, le milliardaire s'élance et Umberto lui envoie une balle de 7,65 mm qui lui érafle l'épaule.
– Je suis touché, annonce Jérôme avec une expression à la fois épouvantée et ravie.
– Assez perdu de temps, tranche Isidore.
Il contourne la cour et surprend Umberto en lui enfonçant un goulot de bouteille de bière dans les reins.
– Assez joué. Haut les mains… Umberto.
Il lui passe les menottes qu'il avait dans sa poche.
– Au secours! clame Jérôme Bergerac.
La jeune journaliste s'approche.
– J'étais prêt à risquer ma vie pour vous, Lucrèce, souffle-t-il, comme à l'agonie.
Lucrèce examine la blessure.
– Hmmm… Ce n'est rien. A peine une égratignure. Prenez mon mouchoir pour ne pas tacher votre costume Kenzo.
Elle se tourne ensuite vers Umberto, et l'attrape par le col.
– Alors, c'est quoi l'Ultime Secret?
Il reste dans son mutisme, condescendant juste à sourire.
Jérôme Bergerac le saisit par le col.
Il veut lui donner un coup de poing mais Isidore le retient.
– Pas de violence.
– Je connais mes droits, annonce sobrement l'ex-neurochirurgien. Vous n'êtes pas de la police. Vous n'avez même pas le droit de me passer des menottes. Et je vais porter plainte.
– C'est vrai on n'est pas de la police mais je pense qu'ils apprécieront de mettre la main sur l'assassin du docteur Giordano, mon kidnappeur (car moi aussi je vais porter plainte) et l'assassin de Fincher.
A ces mots l'autre réagit brutalement. Il vocifère.
– Je n'ai pas tué Fincher!
– Il faudra le prouver, souligne Jérôme Bergerac.
– Natacha a bien précisé qu'elle était seule et…
– Oui, mais avec l'Ultime Secret on peut tuer des gens à distance il me semble…, dit Lucrèce.
Umberto hausse les épaules.
– Vous ne savez pas ce qu'est l'Ultime Secret.
– Alors dis-le-nous, nous t'écoutons, objecte Lucrèce.
Isidore s'approche.
– Je crois que vous n'avez pas compris une chose, Umberto. Nous sommes dans la même équipe. Nous aimons Samuel Fincher et ce qu'il a accompli. Nous voulons savoir ce qui lui est arrivé.
– Je n'ai aucune raison de vous aider, soutient l'autre en baissant les yeux.
– Si: la reconnaissance envers l'homme qui vous a sorti de la fange.
Cette fois-ci le marin semble touché. Jérôme Bergerac croit bon d'ajouter:
– Allons Umberto, t'es foutu…
Isidore dégage rapidement le milliardaire et prend le marin entre quatre-z-yeux.
– Qu'est-ce qu'ils te promettent là-bas? Un travail? Une drogue? Peut-être as-tu peur d'eux? Qu'est-ce que tu leur dois?
Il reprend force.
– Ils m'ont sauvé.
– Pas eux! Samuel Fincher t'a sauvé! clame Isidore. C'est à lui que tu dois tout. Et tu veux laisser sa mort non élucidée? Quelle ingratitude!
Le marin pose la tête entre ses mains menottées.
Jérôme Bergerac, n'y tenant plus, revient à l'attaque.
– Pose-toi la question, si le fantôme de Samuel Fincher était là, qu'est-ce qu'il te conseillerait, de garder le silence?
Lucrèce a son tour croit bon de s'en mêler.
– Tu as parlé d'un certain «Personne», qui est-il? Allez ne le fais pas pour nous, fais-le pour Fincher. Que justice lui soit rendue.
Dans le cerveau du neurochirurgien, c'est désormais la confusion la plus totale. La culpabilité, le remords, le ressentiment, la peur de la prison, l'envie de l'Ultime Secret, la reconnaissance envers l'hôpital et celle qu'il éprouve particulièrement pour Fincher se confrontent en des joutes terribles dans l'arène de son libre arbitre. Dilemme. Il grimace de douleur comme si toutes les phrases prononcées le tenaillaient. Isidore comprend qu'il faut désormais inverser la vapeur pour obtenir un effet de chaud-froid. Après avoir détruit les anciens repères, il faut maintenant accompagner, rassurer, conforter.
– Allez viens, on va aller manger un morceau et tu vas nous raconter depuis le début.
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