– Eh bien, il me semble qu'il y a un courant vers la terre un peu au-dessus de nous, signale Lucrèce.
– Le problème, c'est que nous avons mis du temps à vous trouver. Je n'ai plus beaucoup de gaz. Et avec vous à bord… croyez bien que je ne veux en rien critiquer votre poids, l'engin ne peut plus monter. Ou alors il faudrait lâcher du lest, n'est-ce pas.
Déjà les gens de l'hôpital se massent sur la tour la plus haute du fort Sainte-Marguerite et lancent des tuiles cassées dans leur direction.
Lucrèce reconnaît Pierrot parmi les furieux. D'un jet de pierre bien ajusté, il frappe l'image de Fincher au front et perce la toile.
Aussitôt tous les malades mentaux poussent une clameur de victoire. La montgolfière redescend un peu et rejoint un courant qui les entraîne encore plus vite vers l'hôpital.
Les malades sont de plus en plus excités.
– Nous perdons de l'altitude. Il faut lâcher encore du lest. Mes tuyères sont poussées au maximum.
Ils jettent un petit réfrigérateur par-dessus la nacelle, ils jettent l'ancre, ils jettent les bouteilles de Champagne vides puis pleines. L'engin remonte un peu mais se rapproche pourtant de l'hôpital Sainte-Marguerite de façon inexorable. Les malades alignent les tuiles comme autant de munitions. Les morceaux d'argile pleuvent. Isidore et Lucrèce les ramassent et les rejettent par-dessus la nacelle.
Pris d'une envie de se surpasser, Jérôme Bergerac s'élance sur le cordage, rejoint le filet qui enveloppe la masse du ballon de sa montgolfière et, alors que les tuiles pleuvent autour de lui, il recoud le visage de Samuel Fincher.
– Quel courage! s'étonne Lucrèce.
– Il fait cela pour vous épater. C'est ça, le romantisme. Vous êtes à vous seule une motivation forte, chère collègue.
Recousue, «Mimi» reprend de la hauteur. Les tuiles ne peuvent plus rien contre eux. Jérôme Bergerac redescend sous les applaudissements de ses invités. Courbette. Les tissus suspendus aux cordages indiquent que les vents ont tourné.
– Merci! Décidément, il n'y a rien au-dessus du frisson de l'aventure.
– Si, il y a quelque chose au-dessus, dit Lucrèce, tirant son nouveau calepin. Vous les avez vus, infirmiers et malades unis pour lutter contre les intrus. Vous les avez vus, prêts à tomber du toit pour nous empêcher de rejoindre la terre. Et moi je les ai vus à l'intérieur. Cet hôpital fonctionne comme une république indépendante. La république des fous… Et ils ont une motivation qui les soude. Elle leur sert de drapeau, d'hymne, de police, d'idéal politique.
Isidore fronce un sourcil. Il sort son ordinateur de poche pour noter l'information. La jeune journaliste scientifique poursuit:
– Une motivation plus forte que l'Aventure: la promesse de l'accès à l'Ultime Secret.
– C'est quoi, l'Ultime Secret? demande Bergerac.
– Ce que je sais, c'est qu'ils sont prêts à tout pour l'obtenir. Même si nous ignorons encore de quoi il s'agit, nous devrions l'inscrire au-dessus de tout ce que nous connaissons jusqu'ici. Douzième motivation: la promesse de l'Ultime Secret.
D'autres souris prirent le relais de Freud. Ces pionnières de la spéléologie du cerveau furent baptisées: Jung, Pavlov, Adler, Bernheim, Charcot, Coué, Babinski. Avec ces cobayes, Samuel Fincher et Jean-Louis Martin s'aperçurent que les souris étaient tellement motivées pour accéder à l'Ultime Secret qu'elles comprenaient tout très vite. Elles arrivaient même à utiliser le langage des symboles avec plus de talent que des animaux jugés généralement les plus proches de l'intelligence de l'homme tels les chimpanzés, les porcs ou les dauphins.
– C'est la carotte. Nous fonctionnons tous avec la carotte et le bâton. Mais là nous avons trouvé la super-carotte. L'ultime récompense. Et par conséquent, ne pas l'obtenir devient l'ultime punition, commenta Fincher.
En effet, les souris, en dehors de leur période d'apprentissage, présentaient tous les symptômes du manque. Elles ne pensaient qu'à ça. Agressives, elles mordaient les barreaux de leurs cages.
– Simple question de dosage et d'éducation. Elles finiront par se contrôler, dit Samuel Fincher. C'est toute la notion de plaisir différé qu'elles sont en train de découvrir. Si on donne tout tout de suite, on n'apprécie pas. Maïs si on ménage des plages d'attente entre deux récompenses, la gratification prend d'autant plus de sens.
Samuel Fincher saisit par la queue une souris, la petite Jung, la sortit de sa cage, et la déposa dans le creux de sa main. Elle semblait supplier qu'il la renvoie dans la machine à tests d'intelligence afin d'avoir accès au levier.
– J’ai envie d'effectuer l'expérience sur un être humain.
Un instant de silence.
– Vous vous imaginez, Jean-Louis, si un être humain était motivé comme ces souris? Il pourrait assurément se surpasser au-delà de tout.
«Mais qui accepterait de se laisser trépaner pour qu'on fouille une zone inconnue de son cerveau?»
– Moi, dit Fincher.
Il perçut alors un bruit curieux. C'était Freud. Ils l'avaient laissée cinq minutes sans surveillance et la souris, profitant de sa liberté, s'était octroyé tant de chocs dans son cerveau qu'elle en était morte.
– Détendez-vous.
L'hypnotiseur Pascal Fincher s'adresse à toute la salle, pleine à craquer, du Joyeux Hibou. C'est la séance de relaxation collective du vendredi soir.
– Vous déliez vos ceintures, vous délivrez vos pieds de vos chaussures, vous fermez vos yeux et vous vous détendez complètement.
Les spectateurs libèrent leurs corps.
– Trouvez une position confortable dans votre fauteuil et relaxez-vous. Prenez conscience de votre respiration et apaisez-la doucement. Prenez conscience de vos battements de cœur et ralentissez-les progressivement. Respirez avec le ventre. Oubliez vos soucis de la journée. Oubliez qui vous êtes. Pensez à vos pieds et imaginez la couleur rouge. Vous ne sentez plus vos pieds. Pensez à vos genoux et imaginez la couleur orange. Vous ne sentez plus vos genoux. Pensez à vos cuisses et imaginez la couleur jaune et vous ne sentez plus vos cuisses. Pensez à votre tête et imaginez la couleur mauve et vous ne sentez plus votre tête.
Les yeux fermés, tous semblent dormir. Leurs tempes battent moins vite. Quelques personnes pour lesquelles les inductions n'ont pas fonctionné contemplent leurs voisins en ricanant, mais l'hypnotiseur leur fait signe de ne pas déranger ou de quitter la salle. Ils obtempèrent sans réveiller les autres.
–Vous vous sentez léger, léger. A chaque respiration vous vous détendez un peu plus, vous êtes de plus en plus détendu, de plus en plus léger. Maintenant vous allez visualiser un escalier qui va vous mener au fond de vous-même. Visualisez bien l'escalier, sa rampe, ses marches. Maintenant descendez une marche et sentez comme l'effet de relaxation devient plus profond. Descendez une deuxième marche et percevez la détente. Chaque marche franchie vous introduit dans un état encore plus agréable de repos, de ressourcement. Vous étiez à la marche zéro, vous en êtes maintenant à la marche trois, puis quatre, puis cinq, puis six. A la marche dix, vous êtes dans un état de relaxation profonde. Nous allons descendre encore plus profondément dans votre esprit et dans votre cerveau. Quand nous serons à la marche vingt, vous serez dans un état de réelle hypnose.
Il décompte lentement.
– Maintenant vous êtes dans la zone d'hypnose… vous vous sentez parfaitement bien…
La porte du fond s'ouvre. L'hypnotiseur a un geste de contrariété. Il avait pourtant spécifié que nul ne devait plus entrer une fois la séance commencée. Le nouvel arrivant lui adresse un signe de connivence pour signifier qu'il ne dérangera en rien.
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