La Méditerranée s'agite et son remous devient assourdissant. Ariane fixe encore la surface mais soudain un épais brouillard marin poussé par les vents envahit tout. L'air devient opaque. De son promontoire, Ariane ne voit même plus la surface de l'eau recouverte d'un gris cotonneux. Elle respire, soupire, hésite à plonger elle aussi, mais la sonnerie annonçant que le petit déjeuner va être servi dans le réfectoire la retient.
Freud nagea souplement dans le tunnel transparent aquatique. Elle s'aida de sa longue queue rosé pour se propulser dans cet élément finalement moins hostile qu'elle ne le préjugeait. La seule gêne était qu'elle ne pouvait plus utiliser ses récepteurs olfactifs et que, du coup, elle se sentait handicapée de son sens principal.
Mais à travers l'eau elle ne perdait pas de vue l'objectif: le levier enchanté qui la narguait au loin.
Un nez affleure la surface. Lucrèce, cachée dans un creux protégé par les rochers, respire en ne laissant dépasser que ses narines.
Dans ces moments-là, se dit-elle, j'aimerais avoir un nez plus long pour faire périscope.
Ses longs cheveux roux affleurent autour d'elle comme des algues. A travers l'eau, elle distingue Ariane qui s'en va.
Ah, toi, je t'en ficherais, des horoscopes! Quoique se faire balancer par une balance… finalement j'aurais dû me méfier.
Profitant du brouillard qui s'abat maintenant au ras des flots comme une nappe de coton, la journaliste nage vers l'île Saint-Honorat.
Par chance, les deux îles sont suffisamment proches pour qu’on puisse franchir le bras de mer. Pierrot avait raison.
La souris Freud nageait.
Enfin elle touche la deuxième des îles de Lérins: l'île Saint-Honorat.
Elle sort toute ruisselante sur la plage, naïade déterminée sortant de la brume. Dans sa chute elle a été éraflée par des rochers pointus et sa cuisse gauche est marquée d'une balafre.
Une habitation se présente au-dessus des vignes et des oliviers. Elle s'achemine dans cette direction. A l'intérieur elle découvre une distillerie dont la porte est surmontée d'un écusson vert avec, en armoiries, deux feuilles de palmiers entourant une mitre d'évêque. «Abbaye de Lérins. Liqueur Lerina», est-il inscrit en caractères gothiques. Plus loin: CONGRÉGATION CISTERCIENNE DE L'IMMACULÉE CONCEPTION.
A cette heure l'endroit est vide, elle ressort et repère le vieux monastère. On dirait une mission espagnole comme on en trouve au Mexique.
Murs blancs, hauts palmiers, tuiles rouges et, surmontant le tout, la tour pointue de l'église. Il est encore tôt, et pour l'instant tout est silencieux. Elle s'aventure dans la chapelle où prient une trentaine de moines, en soutane blanche recouverte d'un plastron noir, le crâne tonsuré. Tous sont agenouillés.
Le plus âgé aperçoit la jeune femme égarée et interrompt sa prière. Tous les moines se retournent alors d'un coup, comme mus par un commandement télépathique collectif, et la dévisagent avec stupéfaction.
– Aidez-moi. Aidez-moi, dit-elle, je dois rejoindre au plus vite le port de Cannes.
Pas de réaction.
– Je vous demande assistance.
Un moine de petite taille pose un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence.
Plusieurs frères l'entourent et, sans un mot, la saisissent par les coudes et la tirent hors de la chapelle. Le petit moine saisit une ardoise et une craie et inscrit:
«Nous avons fait vœu de silence et vœu de chasteté. Donc pas de bruit et pas de femme ici.»
II souligne chaque mot, puis la phrase tout entière.
Bon sang, se dit-elle, ils vont me laisser tomber à cause de leurs principes religieux.
–C'est de l'assistance à personne en danger. N'avez-vous pas pour devoir, comme chaque être humain, de sauver les êtres en détresse? A fortiori les femmes et les orphelins. Je suis femme et en plus orpheline! Vous avez le devoir de m'aider.
La cinquième motivation fonctionnera-t-elle? Le petit moine efface l'ardoise et note en gros caractères: «Nous avons le devoir de vivre dans la paix du Seigneur.» Lucrèce, épuisée, blessée, ruisselante, les regarde. Elle articule soigneusement comme si elle s'adressait à des sourds-muets.
– Alors vous êtes pires que les autres. Vous allez m'abandonner de peur que je ne trouble votre paix! Vous savez quoi? éructe-t-elle. Je vais ajouter dans ma liste une nouvelle case. Au-dessus de 8 les stupéfiants, et de 9 la passion personnelle, je vais mettre 10 la religion.
Les moines s'interrogent mutuellement du regard.
Ils la considèrent avec un air indulgent. Le moine qui tient l’ardoise lui propose de s'asseoir. Il va chercher une serviette-éponge et la lui tend. Elle se déshabille lentement. Deux moines échangent des coups d'œil affolés.
Voyant la blessure à sa cuisse, un moine lui tend un pansement qu'il dépose, après une hésitation, sur la plaie. Puis on lui propose un vêtement sec: une robe de bure. Elle l'accepte.
Un petit moine lui sert un verre de liqueur Lerina. Elle le vide d'un coup pour se redonner des forces et trouve la saveur bien agréable.
En souriant, le religieux lui dédie son regard le plus apaisant. Il note avec sa craie:
«Pourquoi êtes-vous là, mademoiselle?»
– Je suis en fuite.
Il efface et écrit, le visage figé dans un sourire forcé: «La police?»
– Non, les gens de l'île d'en face!
«Vous êtes donc une malade de l'hôpital Sainte-Marguerite?»
–Non, je suis journaliste au Guetteur moderne.
Le moine fixe ses grands yeux vert émeraude comme pour mieux comprendre la situation.
– Je sais que ce n'est pas facile à croire, dit-elle, mais j'enquête sur le neuropsychiatre champion d'échecs mort d'amour dans les bras du top model danois. Je suis journaliste et je ne suis pas folle.
Comment prouver qu'on n'est pas fou? C'est impossible.
– Elle dit vrai.
Un homme qui n'est pas en tenue de moine, mais en pull et Jean, vient d'arriver. Même sans sa tenue de cuir noir, elle le reconnaît: Deus Irae, le chef des Gardiens de la vertu.
– Ah! Vous me reconnaissez? Dites-leur donc que je ne suis pas folle.
– Elle n'est pas folle.
Sans la quitter du regard il ajoute:
– C'est une amie avec laquelle j'avais rendez-vous, elle s'est juste trompée d'entrée.
Le moine prend un air dubitatif. Mais c'est un langage qu'il peut comprendre. Deus Irae sait assurément qu'il vaut mieux dire un mensonge crédible qu'une vérité compliquée.
«Vous pouvez rester ici, mais ce sera quarante euros par jour», note-t-il sur son ardoise.
– Puis-je donner un coup de téléphone? s'enhardit Lucrèce Nemrod.
– Ils n'ont pas de téléphone, répond Deus Irae.
– Comment font-ils pour avertir s'il y a un problème?
– Ils n'ont jamais de problème. Vous êtes le premier «problème» qu'ils affrontent depuis des siècles. Saint-Honorat est un lieu épargné des tourments du monde. Et puis le téléphone est un outil pour parler, or ils ont tous fait vœu de silence.
– Logique. J'aurais dû y penser.
– Ils ne veulent pas être tentés par le brouhaha qui sévit à l'extérieur. Ils n'ont pas non plus de télévision, pas d'Internet, pas de radio, pas de femmes. La vraie tranquillité, quoi.
Deus Irae affiche un air mi-méprisant mi-réjoui:
– Cependant je crois qu'ils disposent d'un fax pour les réservations.
Le moine hoche la tête en signe d'approbation.
Deus Irae hausse les épaules comme s'il condescendait à accorder un dernier caprice à la jeune femme avant qu'elle ne devienne raisonnable.
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