Il approche la plume de la plante des pieds de Lucrèce. Doucement il effleure cette partie délicate de sa personne avec la pointe de la plume de pintade. La fine surface de la peau des pieds de la jeune femme est recouverte de deux mille capteurs thermiques, cinq mille capteurs tactiles, et trente filets nerveux sensibles à la douleur. Le contact appuyé, balayant, tournant, persistant, déclenche les corpuscules de Pacini logés dans les tissus sous-cutanés. Le stimulus remonte la jambe, accéléré par l'autoroute du nerf sciatique, rejoint la colonne vertébrale, la moelle épinière, arrive dans le cerveau reptilien, celui qui ne peut pas raisonner. A l'intérieur, les neurones sur-stimulés commencent par lâcher de l'endorphine.
Lucrèce ressent une irrépressible envie de rire. Des zones de son cerveau court-circuitent. Elle ne peut plus se raisonner et elle éclate de rire tout en parvenant à articuler un:
– Non, pas ça! Vous n'avez pas le droit.
Mais Lucien s'applique à perfectionner sa chatouille. Elle ne peut pas prévoir son prochain geste. La fine peau de sa plante des pieds est parcourue de zigzags. Elle rit, elle rit.
Son sang est plein d'endorphines mais, au bout de cette endorphine, le phénomène s'inverse.
Après le plaisir, la douleur. L'endorphine laisse la place à la substance P et à la bradykinine, hormone transmettant la souffrance. Simultanément, pour contenir cette hormone, son cerveau produit de la neurotensine.
Elle n'a pas conscience de cette alchimie intérieure, mais ses soubresauts se font plus violents alors que sa bouche s'ouvre de manière syncopée pour chercher de l'air et qu'elle pleure tout en grimaçant entre deux éclats de rire.
C'est intenable. Elle en vient à souhaiter une douleur simple et franche au lieu de cette confusion dans ses sensations.
Et si Fincher était mort comme ça? Sous les chatouilles? Quelle mort horrible!
Elle se débat entre les mains des fous qui la serrent de plus en plus fort.
Que cela s'arrête, c'est trop!
Autour d'elle les malades rient aussi, mais de manière plus étrange. Voir le corps de cette mignonne jeune femme extérieure à l'hôpital sous l'emprise du plus pervers d'entre eux leur donne un sentiment de revanche sur le monde des «normaux» qui les a rejetés.
– Nous allons lui faire disjoncter la tête, clame un petit au regard cauteleux.
Robert apparaît comme le plus calme. Elle le perçoit avec son cortex, mais son cerveau reptilien a maintenant complètement explosé et transmis l'incendie de neuromédiateurs au cerveau limbique.
Sa gorge est en feu, ses yeux pleurent à ruisseau.
Il faut que je reprenne le contrôle de mon cerveau. Je ne vais pas échouer pour des chatouilles!
Pourtant même sa pensée travaille plus difficilement. Quelque part dans son cortex, une partie de son cerveau a envie de s'abandonner à cette sensation de rire permanent. Après tout, mourir de rire est une belle mort.
Elle se cabre et se démène.
Une autre partie de son cortex décide qu'il faut aménager à toute vitesse un camp de repli pour sa pensée. Un endroit qui échappera à l'emprise de la chatouille.
Trouver une solution pour se tirer de là, s'inscrit en capitales sur le tableau de ce QG d'urgence.
Penser à quelque chose de triste.
Christiane Thénardier.
Le visage hautain et suffisant apparaît dans son aire visuelle occipitale.
Enfin elle s'arrête de rire.
Lucien, inquiet de la perte de son pouvoir, saisit l'autre pied.
Lucrèce ne bouge plus.
Les malades, étonnés de voir quelqu'un maître de son esprit, ont un mouvement de recul. Pour eux, garder sa raison en un tel moment est très impressionnant. Cela suffit pour qu'elle se dégage en bousculant les hésitants et les surpris. Mais Robert déclenche la sonnerie d'alerte.
Freud était arrivée à faire peur à toutes les souris mâles. Motivée par le levier, elle avait déjà blessé sérieusement plusieurs congénères et sa sauvagerie avait suffi à impressionner les autres, au point qu'elles se tenaient à distance. Alors, délicatement, Freud empoigna le système de serrurerie de cette nouvelle pièce et en dégagea le loquet. Elle referma derrière elle pour ne plus être dérangée par ces concurrentes ignorantes du pouvoir du levier.
LE LEVIER…
Freud arriva dans une zone où elle fut obligée de s'aplatir pour avancer.
Fincher s'émerveillait de la débrouillardise de son cobaye.
– Elle devient géniale, dit-il.
«Elle est motivée, ajouta Martin. Les épreuves l'obligent à développer des talents nouveaux.»
– Tu as raison. Pour passer plus vite, elle se montre plus attentive, elle réfléchit plus rapidement. Elle a les dendrites toujours excitées et, du coup, ses réseaux de neurones deviennent de plus en plus complexes pour satisfaire à cette suractivité cérébrale.
«L'Ultime Secret rend plus intelligent.»
Lucrèce galope. Elle arrive dans un dortoir qui se termine en impasse.
Fichue.
Mais deux bras la soulèvent et l'attirent vers une trappe en trompe-l'oeil dissimulée dans une fresque peinte d'après un tableau de Van Gogh. La trappe se referme vite. La voici dans un grenier.
Face à elle, se tient une svelte fille brune aux grands yeux noirs brillants. Pas le choix, il faut lui faire confiance. Ses poursuivants sont déjà en dessous.
– Je m'appelle Ariane. Vous cherchez à vous évader, hein?
Elle entend des pas. Ses poursuivants s'éloignent.
– On peut le dire comme ça.
– Moi j'hésite.
– Eh bien, le temps que vous trouviez ce que vous avez envie de faire…, dit la journaliste en se dirigeant vers la trappe.
Mais l'autre la retient par le bras. Elle appuie sur un interrupteur et éclaire le grenier.
– Je crois aux signes. Si vous êtes venue sur ma route, c'est que je dois partir.
Ariane s'approche avec des allures de conspiratrice.
– Je ne suis plus folle. Je suis guérie mais ils ne s'en sont pas aperçus.
Elle précède Lucrèce sur la voie de la liberté mais le plafond est de plus en plus bas, et elles sont obligées d'avancer à quatre pattes.
Freud grimpa par une trappe jusqu'à un couloir en plastique.
Les deux jeunes femmes sortent par un vasistas qui ouvre sur le toit. De là elles descendent en s'accrochant au tuyau d'évacuation des eaux de pluie.
– Nous quittons le fort?
– Fincher a agrandi l'hôpital devenu trop étroit. Les malades dorment dans les dortoirs que vous avez vus, mais ils travaillent dans de nouveaux bâtiments hors du fort.
Les deux filles courent entre les arbres. Elles se retournent, s'assurant qu'on ne les suit plus. Allée des Eucalyptus, chemin des Faisans et, soudain, les voici devant un grand bâtiment moderne caché derrière les arbres. La porte est blindée. Deux caméras de vidéo-surveillance surplombent l'entrée.
– Où sommes-nous?
– C'est l'atelier des paranoïaques.
Ariane salue en minaudant la caméra vidéo à sa gauche et plusieurs gâches électriques cliquettent avant que la porte s'ouvre.
A l'intérieur, Lucrèce découvre des centaines d'établis où des gens travaillent sur des ordinateurs et des machines compliquées.
– Les paranoïaques ont si peur d'être agressés qu'ils inventent sans cesse de nouvelles machines de défense ultraperfectionnées. C'était la grande idée de Fincher: utiliser les spécificités psychologiques des malades.
Lucrèce, très impressionnée, observe tous ces gens qui œuvrent avec passion à dessiner des plans de machines tortueuses et elle comprend que, mus par leurs obsessions, ils sont beaucoup plus efficaces et motivés que n'importe quel ouvrier «normal».
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