La rumeur est maintenant générale, plus personne ne travaille.
– Il y a des traîtres à l'intérieur de l'enceinte, ils vont vous faire disparaître les uns après les autres, continue Lucrèce. Moi je suis journaliste, et je viens pour avertir mes lecteurs que ce que vous faites est admirable et qu'il faut stopper vos ennemis avant que toute l'expérience de Fincher ne soit perdue.
Les malades grondent d'indignation.
Après avoir insufflé la colère, Lucrèce tempère:
– Calmez-vous. L'heure n'est point encore à l’action. Il faut agir discrètement. Je dois sortir d'ici pour chercher de l'aide. Aidez-moi et continuez ensuite à faire semblant de n'être au courant de rien, et nous les aurons par surprise.
Aussitôt Pierrot, qui semble le leader des paranoïaques, entraîne les deux femmes dans une pièce adjacente.
– Ici c'est le central informatique, annonce-t-il. Toutes les caméras de contrôle convergent vers ce lieu. Des centaines d’écrans sont surveillés par ces vingt personnes qui ne laissent rien échapper.
Pierrot indique à ces vingt surveillants que tout est sous contrôle.
– D'abord, je vais couper l'alarme, dit-il.
Il manipule quelques boutons.
– Ensuite je déclencherai le système de détection à l'autre bout de l'île. Ainsi, ils perdront du temps à vous chercher dans la mauvaise direction. Enfin je vais débrancher tous les détecteurs du coin. Vous n'aurez qu'à rejoindre la côte sud. Jetez-vous à l'eau et, après, il ne vous restera plus qu'à nager jusqu'à l'île Saint-Honorat. Les moines cisterciens de l'abbaye vous aideront à rentrer à Cannes. C'est faisable. Partez par le toit, c'est plus sûr.
Pierrot téléphone, règle un écran, manipule un clavier et fait un geste signifiant que la voie est libre. Lucrèce l'observe avec inquiétude. Le malade appuie enfin sur une manette et une échelle électrique automatique descend. Ariane et Lucrèce grimpent aux barreaux.
La souris monta à l'échelle.
Là se trouvait la zone la plus difficile: des lames de rasoir. Pour avancer, Freud était obligée de se blesser mais elle semblait insensible à la douleur. Elle était attirée par la lumière de la manette. Elle glissa et tomba. Remonta. Dérapa à nouveau.
Ariane et Lucrèce rampent sur le toit du bâtiment des paranoïaques et s'écorchent aux tessons de bouteilles posés là pour raison de sécurité. Les deux filles sautent alors dans un bosquet et courent vers la côte sud.
Elles escaladent des rochers et se retrouvent au sommet d'une falaise en à-pic.
– Qu'est-ce qu'on fait maintenant? demande Ariane avec inquiétude.
– Il faut sauter dans la mer, annonce Lucrèce. De ce côté cela me semble plus facile, nous éviterons aisément les rochers. Mais il faut nous lancer bien en avant pour éviter les petits récifs qui affleurent et qui risquent de nous blesser.
Les deux filles se penchent et contemplent, vingt mètres plus bas, la mer qui vient s'écraser avec fracas contre la dentelle de pierre.
– J'ai le vertige. Je n'arriverai jamais à sauter.
– J'ai le vertige aussi, si ça peut vous rassurer. C'est tout dans la tête. Ne regardez pas en bas et sautez sans réfléchir.
Ariane et Lucrèce s'apprêtent à sauter mais soudain un haut-parleur ordonne, de l'intérieur d'un nain de jardin proche:
– Ariane, reviens! Si tu ne rentres pas immédiatement tu n'auras jamais accès à l'Ultime Secret!
La jeune femme est piquée au vif.
– C'est quoi l'Ultime Secret? demande Lucrèce.
– C'est la Récompense Absolue, répond l'autre avec anxiété.
– Reviens, Ariane, et ramène «l'invitée».
Ariane semble bouleversée.
– La Récompense Absolue… Peux-tu être plus explicite?
– Il y a quelque chose qui s'appelle l'Ultime Secret et qu'on dit être la plus belle chose du monde. C'est plus fort que tout. Plus fort que toutes les motivations, plus fort que toutes les ambitions, plus fort que toutes les drogues. C'est le nirvana. C'est l'expérience qui transcende tout.
Ariane parle comme si elle n'était plus maîtresse d'elle-même. Dans son esprit tout est de plus en plus confus. Elle considère différemment sa compagne.
Autour d'elles des malades surgissent pour les attraper. A leur tête il y a les paranoïaques et surtout Pierrot.
Comprenant qu'il s'est fait berner par la journaliste, il lui en veut d'autant plus.
–Empare-toi d'elle, Ariane! Si tu veux un jour avoir accès a l'Ultime Secret, arrête-la! crie-t-il dans le haut-parleur.
Un tic déforme la bouche d'Ariane.
Lucrèce a un élan pour se jeter dans la mer, mais Ariane la retient par le poignet.
La journaliste tire mais la prise de la cyclothymique est solide.
– Lâche-moi, Ariane!
L'autre lui répond d'une voix bizarre:
– Aujourd'hui j'ai lu mon horoscope dans le journal. Il était écrit: «Ne laissez pas tomber vos amis.»
Les fous et les infirmiers se rapprochent de plus en plus.
Lucrèce n'a plus le choix. Elle mord de toutes ses dents le bras d'Ariane qui lâche prise.
Enfin libre, elle subit la loi de l'attraction terrestre qui l'attire très rapidement vers le bas. Elle ferme les yeux, entend l'air siffler autour de ses oreilles.
Freud dérapa, glissa et tomba dans l'eau.
Ariane se penche pour distinguer ce qui se passe en bas. Elle se mord la lèvre inférieure.
– J'aurais peut-être pas dû la laisser tomber, j'aurais pas dû…, soupire-t-elle.
– Te tourmente pas, elle va remonter.
Les malades et les infirmiers attendent mais Lucrèce ne réapparaît pas.
– A cette hauteur, elle s'est sûrement empalée sur une pointe rocheuse, c'est pour cela que rien ne remonte à la surface, estime un aide-soignant.
Ariane grimace.
– J'aurais pas dû, j'aurais pas dû…
Tous se penchent, guettent la surface des flots mais ceux-ci sont trop secoués par les vagues pour qu'on distingue par transparence un corps enfoncé dans les rochers. Pierrot ne manifeste aucun signe de pitié.
– Bien fait, dit-il. Elle s'apprêtait à tout révéler dans la presse.
Ariane persiste à croire à la survie de sa compagne d'évasion. Elle continue à scruter la surface de la mer tandis que les autres malades se retirent les uns après les autres pour reprendre leur activité.
– Allez, viens, lui dit Pierrot.
Ariane hésite, puis le suit.
«Ça sait nager, les souris?»
La souris suffoqua, se débattit. Elle s'enfonçait dans l'eau à force de s'agiter de manière inefficace.
Samuel Fincher et Jean-Louis Martin hésitaient à intervenir: c'aurait été fausser l'expérience.
La surface des flots est déserte. Le ressac des vagues contre les rochers affleurants ne cesse pas. Un morceau d'étoffe pourpre taché de sang s'échoue sur la plage.
Freud finit par remonter. La souris vit le levier au loin, se calma, trouva une méthode pour nager. Elle arriva dans une zone où elle fut obligée de s'engouffrer dans un tunnel sous l'eau pour continuer en avant. Freud, qui, il y a encore quelques minutes à peine, n'avait encore jamais vu d'eau et ignorait qu'elle pouvait même nager, fonça en apnée et s'engagea dans le tunnel.
Ariane, par acquit de conscience, revient sur la falaise d'où a chu la journaliste. Elle aperçoit l'étoffe ensanglantée.
Elle reste immobile à fixer la surface de l'eau. Des crabes en dessous filent comme pour rejoindre un festin.
Tout ce qui peut aller mal va mal. Quoi que je fasse je me trompe. Il n'y a que dans les films que les gens finissent par rejaillir des eaux.
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