– Ils ne travaillent pas pour de l'argent. Ils ne travaillent pas pour leur retraite. Ils ne travaillent pas pour la gloire. Ils travaillent parce que c'est ce qui leur fait le plus plaisir.
Lucrèce est en effet surprise par cet élément presque incongru: ils ont tous le sourire aux lèvres. Certains sifflotent ou chantonnent gaiement.
C'en est presque «indécent».
– Fincher disait: «La folie est un dragon furieux qui a poussé dans nos têtes. Nous souffrons parce que nous essayons de tuer cet intrus. Au lieu de le tuer, nous ferions mieux de l'utiliser comme monture. Il nous mènerait alors bien plus loin que nous ne pouvons l'imaginer.»
Ariane guide Lucrèce à travers les travées. Des malades aux mimiques différentes sont appliqués à remplir des plans de mesures et de formules compliquées.
– Eux, ce sont les autistes. On l'ignore souvent mais certains sont d'excellents calculateurs. Nous, nous calculons en utilisant uniquement notre mémoire instantanée, alors qu'eux se servent aussi de leur mémoire permanente. Ils définissent et mesurent les dimensions des machines.
Les autistes les saluent rapidement pour se replonger immédiatement dans leurs calculs savants.
Elles découvrent ensuite une zone où des gens en blouses blanches immaculées, coiffés de lampes semblables à celles des dentistes, travaillent sur des mécanismes miniaturisés.
– Les maniaques assemblent les machines inventées par les paranoïaques et calculées par les autistes. Ils sont tellement soigneux. Et d'une telle précision.
Des hommes et des femmes, la langue tirée, ajustent des pièces de plastique et de métal en vérifiant plusieurs fois que l'alignement est parfait.
– Ensuite cela revient aux paranoïaques qui vérifient le matériel dans cette zone de tests. Pour eux, aucune vérification n'est superflue. Nous avons 0,0001 % de matériel défectueux. Record mondial battu.
Des malades scrutent à la loupe les détails de chaque pièce, vérifient le travail irréprochable des maniaques et testent la solidité des assemblages.
– Tout cela sert à quoi? demande la journaliste scientifique en croisant deux lambeaux de sa robe du soir pour ne pas trop attirer l'attention sur ses cuisses.
– Ces machines sont ensuite commercialisées. Elles s'exportent très bien, dans le monde entier. Elles rapportent de l'argent, beaucoup d'argent. Vous n'avez jamais entendu parler des systèmes de sécurité domotique Crazy Security?
– Crazy…
– Crazy veut dire «fou», en anglais. On ne pourra pas dire qu'on trompe les clients, glousse Ariane.
Lucrèce considère un groupe de paranoïaques munis de lunettes optiques de visée qui manipulent un laser pour forer un minuscule trou dans lequel ils déposent un composant électronique miniaturisé.
– Ça me dit vaguement quelque chose. Je crois que j'ai vu des publicités dans un journal: «Avec Crazy Security, la sécurité est garantie». C'est ça?
– Exact. Toutes les machines Crazy Security sont fabriquées sur l'île Sainte-Marguerite.
Ariane désigne un secteur où des machines assemblées par des maniaques et vérifiées maintes fois par des paranoïaques sont enveloppées sous plusieurs couches de polystyrène et emballées dans des caisses de carton renforcé.
Un asile de fous transformé en usine high-tech…
– C'est grâce à l'argent de la vente des systèmes Crazy Security que Fincher a pu bâtir ces bâtiments annexes. C'est un cercle vertueux. Plus nous produisons, plus nous sommes riches: plus nous sommes riches, plus nous fabriquons des ateliers pour les malades et plus nous produisons.
– Mais ils ne sont pas payés?
– Ils se fichent de l'argent. Ce qu'ils veulent, c'est exprimer leur talent, si on leur proposait de se reposer, ils risqueraient de devenir violents!
Lucrèce observe ces malades qui travaillent avec enthousiasme, s'appliquent, réfléchissent sans cesse à la façon d'accomplir encore mieux leur tâche. Elle songe que Fincher a peut-être vraiment mis le doigt sur une nouvelle conception du travail: le «travail motivé».
Malgré le danger qui rôde, Lucrèce ne peut s'empêcher de rester à observer l'atelier.
– Ne travaillent que ceux qui le souhaitent et dans le domaine qu'ils souhaitent, précise Ariane. Mais pratiquement tout le monde a envie d'oeuvrer. Les gens ici insistent pour rester plus longtemps dans les ateliers. Ils râlent quand vient l'heure de se coucher. Et je peux vous dire que, si la marque Crazy Security a autant de succès, ce n'est pas un hasard. Aucun ouvrier normal ne pourrait parvenir à un tel niveau d'efficience. Les paranoïaques rajoutent un tas de systèmes de sécurité aux systèmes de sécurité. Tous les câblages sont doublés pour que l'ensemble continue à fonctionner même en cas de panne. Les points faibles sont protégés par des coques d'acier. Vous avez vu les petits trous sur les côtés? Ce sont des détecteurs de chocs supplémentaires qui ne sont même pas signalés sur l'appareil. Ils les installent juste par conscience professionnelle. Ah, si les gens savaient que ce sont des soi-disant «fous» qui ont construit les mécanismes qui les protègent!
Lucrèce voit des machines de sécurité destinées à des voitures, des maisons, des bateaux, des villas. Sur sa droite des étagères où des nains de jardin équipés d'yeux à infrarouges s’alignent comme à la parade. Plus loin de faux arbres avec des caméras à la place de fruits. Des sculptures pleines de détecteurs. Des autoradios avec code numérique. Des volants électrocuteurs. Des capteurs de présence par rayonnement thermique.
On se croirait dans l'antichambre d'une armée d'agents secrets.
Ariane ne semble pas partager complètement son engouement.
– Ce sont aussi eux qui ont construit le système de sécurité de l'hôpital, explique-t-elle. C'est pourquoi il n'y a plus besoin de gardiens. Chacun sait qu'il est impossible de s'échapper de l'île maintenant qu'elle est surveillée par les systèmes de détection des paranoïaques.
Lucrèce se sent un peu lasse.
– C'est précisément pourquoi je vous ai amenée ici, ajoute Ariane, c'est dans l'œil du cyclone qu'on est le mieux protégé.
Elle tire sur la manche d'un rouquin qui cligne sans cesse les yeux comme s'il avait peur de tout. Il sursaute.
– Pierrot, tu peux nous apprendre à déjouer vos systèmes de sécurité, s'il te plaît?
– Tu ne veux quand même pas t'évader, j'espère? Tu ne serais pas en train d'essayer de me tromper?
Ariane bafouille, désarçonnée.
Lucrèce comprend vite le problème et prend Pierrot par le bras.
– Vous avez raison. On vous trompe, on vous ment. En fait, la situation est plus grave qu'elle n'en a l'air.
Aussitôt d'autres paranoïaques qui, obsession oblige, ont développé une ouïe plus fine que la moyenne, approchent et les encerclent.
– Il y a un complot contre vous, invente rapidement Lucrèce.
Le rouquin cille deux fois plus vite. Il serre le poing.
– Je le savais, enrage un autre paranoïaque derrière lui. C'était pas normal, tout ça. Tout allait trop bien pour que ça continue.
– Ils ont tué Fincher. C'est un assassinat, murmure Lucrèce. Les coupables vont ensuite tuer tous ceux de Sainte-Marguerite. Parce qu'ils refusent de reconnaître vos qualités et de remettre en question leurs méthodes. La réussite de Sainte-Marguerite les obligerait à reconnaître que vous, les soi-disant «fous», vous êtes plus forts que les autres.
– Les fous? Il y a des fous ici? demande un malade non seulement paranoïaque mais susceptible.
– Tu sais bien que c'est ainsi que nous appellent nos ennemis! répond un autre.
– Il y a un complot contre nous! Je le savais, reconnaît le plus proche des paranoïaques.
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