Mon portable dans le tiroir.
Elle s'empare d'un fil de fer et commence à trafiquer la serrure
La première épreuve était une porte dont les deux battants étaient retenus par un nœud qu'il fallait défaire. Motivée par la vision du levier, la souris utilisa ses pattes et ses dents pour déchirer méthodiquement les fils.
Le pêne cède. Le tiroir s'ouvre et elle récupère rapidement son téléphone portable. Elle tente d'appeler Isidore mais l'appareil est inutilisable car sa batterie est à plat.
Elle remarque un placard avec des bacs à fiches. Celles-ci portent le nom de tous les malades qui ont été soignés ici: du boulanger au maire de la ville, du préposé aux postes aux milliardaires dont le yacht a mouillé dans le port de Cannes. Tant ont trébuché un jour ou l'autre et sont venus à Sainte-Marguerite. En haut de chaque fiche, une photo, à côté de chaque photo un questionnaire rempli à la main. Les questions portent sur les peurs, sur les espoirs, sur les déceptions, sur les traumatismes de chacun.
Une colonne stipule: «Racontez le moment le plus pénible que vous ayez vécu avant l'âge de dix ans.»
Ils disposent ainsi du fameux levier originel dont parle Isidore, ce traumatisme d'enfance qui sert de moteur mais peut aussi agir comme frein.
Elle continue d'éplucher les cartons, fascinée. Ce qu'elle voit, c'est un troupeau d'humains anxieux qui n'arrivent pas à s'assumer et qui ont d'autant plus de chances de craquer qu'ils se posent des questions.
L'intelligence est parfois notre faiblesse. C'est un peu, se dit-elle, comme si on avait dopé les moteurs des voitures et que, du coup, les pilotes n'arrivaient plus à maîtriser leur trajectoire. Plus le moteur est rapide, plus ils ont peur et plus ils ont d'accidents. Nous sommes peut-être trop intelligents. Peut-être qu'il faudrait s'arrêter d'évoluer, et faire le point.
Cette idée lui apparaît soudain comme la plus iconoclaste: renoncer à la progression exponentielle du pouvoir humain pour mieux la comprendre.
Nous sommes en passe de transmettre notre «intelligence» aux machines comme une patate chaude qui nous brûle les doigts. On s'en débarrasse parce qu'on ne sait pas le gérer. Ein stein disait qu'on n'utilise que dix pour cent de notre cerveau, c'est peut-être déjà trop.
Il y a tellement de fiches. Benzodiazépines, antidépresseurs et somnifères sont les paravents du désastre.
Elle repère l'heure: six heures huit. Il faut faire vite. Son infirmier lui a apporté de quoi se nourrir à six heures parce qu'il voulait être sûr qu'elle serait en train de dormir (il ne pouvait pas savoir que le besoin de cigarette, ravivé par sa récente rechute, allait la réveiller si tôt), mais d'autres infirmiers sont peut-être aussi à l'œuvre dès l'aurore. A sept heures, la cour sera remplie de monde. Il faut profiter de ce reste de quiétude du petit matin.
Elle lacère le bas de sa robe pourpre pour libérer ses jambes. Elle entend un bruit, sans doute des infirmiers qui approchent. Elle passe par la fenêtre.
La souris se posa sur ses pattes arrière pour atteindre la nouvelle épreuve: une issue placée en hauteur. Elle trouva l'énergie de sauter pour y accéder plus vite.
La voilà dans la cour. Un homme passe. Malade ou aide-soignant? Impossible de les distinguer. Elle se tapit dans le premier bâtiment à sa portée.
Ici, les murs sont ornés de tableaux naïfs du Douanier Rousseau. Ils représentent des personnages se tenant par la main dans des prairies bucoliques couvertes de fleurs aux couleurs franches.
Un malade l'a entendue entrer. Il se lève.
– Tiens, la journaliste! Bonjour, vous allez bien?
– «Docteur» Robert! Ça va, merci, et vous?
Avant qu'elle ait pu anticiper quoi que ce soit, il lui saute dessus. Plusieurs malades viennent l'aider.
Freud déboucha dans un nouveau sas encombré d'autres souris mâles. Elle comprit vite qu'il allait lui falloir jouer des pattes et des incisives pour passer. Elle bouscula ses congénères avec d'autant plus de rage qu'elle voyait le levier approcher.
Submergée par la masse de ses assaillants, elle ne peut plus bouger. Ils la tiennent par les bras et par les jambes.
– Robert, laisse-moi partir et je te filerai des cigarettes, clame Lucrèce Nemrod.
Robert évalue la proposition.
– Des cartouches entières. Des sans filtres! insiste la jeune journaliste scientifique.
– Je sais que ce n'est pas bon pour la santé, déclame le patient. Je me suis fait engueuler, la dernière fois, à cause de toi. Si tu ne m'avais pas proposé des cigarettes, je n'aurais pas été engueulé. Je déteste me faire engueuler.
– Excuse-moi, Robert.
Il tape sur le mur avec véhémence.
– Tes excuses ne valent rien! Tu veux encore me tenter avec des cigarettes! Diablesse!
Il roule des yeux en respirant fort.
– Je croyais que cela te ferait plaisir.
– Bien sûr que cela me fait plaisir. Evidemment que cela me ferait énormément plaisir. Les cigarettes, elles m'obsèdent, j'en rêve la nuit, j'en mime des bouffées le jour… Mais…
Il se calme, se recueille.
– Mais c'est rien par rapport à mon envie d'accéder à l'Ultime Secret!
Il a prononcé ce mot comme s'il s'agissait d'une grâce. Les autres se calment aussi, comme si cette évocation était déjà en soi un apaisement.
– L'Ultime Secret?
– C'est ce que nous offre Personne.
– Qui est Personne?
Tout le monde grogne.
– Elle ne sait pas qui est Personne! répètent certains malades.
– Toi, par contre, on sait tous qui tu es. Tu es une sale espionne! Tu es venue ici pour dire du mal de l'hôpital dans les journaux et pour qu'il soit fermé. Vous êtes tous pareils, vous les journalistes! Dès que quelque chose est beau et pur, vous crachez dessus.
Lucrèce commence à être inquiète.
– Non. Je suis avec vous.
– «Personne» nous a signalé ton intrusion. Il m'a personnellement reproché de t'avoir laissé entrer. Alors on va te faire quelque chose qui t'ôtera toute envie de nous embêter. Vous êtes d'accord?
Tous les fous se mettent à approuver. Certains poussent des grognements bizarres. D'autres sont défigurés de tics.
Robert attrape délicatement le menton pointu de la jeune femme comme pour l'ausculter. Elle le fixe de ses grands yeux vert émeraude. Normalement, quand elle fixe les hommes ainsi, en s'installant dans sa beauté, ils perdent leurs moyens.
– Lucien va s'occuper de toi!
Lucrèce a un mauvais pressentiment.
– Lucien! Lucien! Lucien! répètent les autres.
– Au secours!
– Tu peux crier, dit Robert. Ici, personne ne viendra t'aider, au mieux, tu attireras d'autres gens qui voudront s'amuser avec toi.
– Lucien! Lucien! Lucien! scandent les malades.
Le dénommé Lucien est un grand gaillard avec une petite tête aux cheveux effilochés et un sourire qui lui déforme le visage. Il arrive en cachant quelque chose dans son dos. Il saisit une cheville de la journaliste de la main gauche. Elle se débat mais les autres fous assurent la prise.
Elle le contemple de ses grands yeux verts effrayés. Qu'a-t-il dans le dos? Un couteau? Des pinces? Ce doit être un sadique! Lucien exhibe alors l'objet: une plume de pintade.
Ouf, ce n'était que ça…
Elle est rassurée, mais l'autre fait une grimace étrange.
– Aimez-vous les chatouilles, mademoiselle? Ma petite obsession à moi ce sont les chatouilles.
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