télévisions. La vache folle et le sida, merci bien. Moi, à travers mes souvenirs personnels, je veux
rendre la bonne humeur à mes lecteurs. Et tant pis si quelques scènes paillardes hérissent les gre
nouilles de bénitier. Je m'en tape. Je suis un rebelle. À bon entendeur, salut! Maintenant, si j'ai un conseil à donner à mes compatriotes: faites comme moi, vivez des expériences extrêmes, vous
verrez, c'est passionnant.
CHAÎNE 9 / INFORMATIONS. Alors que le pays tout entier est paralysé par les grèves, que des millions de passagers furieux s'impatientent dans les gares et les aéroports, que des automobilistes au bord de la crise de nerfs abandonnent, faute d'essence, leurs véhicules au beau milieu des autoroutes, que de jeunes appelés remplacent tant bien que mal les éboueurs qui exigent des revalorisations de salaires, rendons visite à l'un de nos reporters sur le terrain. À vous Philippe Leroux.
– Oui, François, eh bien je suis sur le quai de la gare Montparnasse où Angélique, étudiante de 18 ans, désespère de prendre le train pour rentrer chez elle ce week-end. Comment occupez-vous cette attente, mademoiselle?
– Je lis. J'ai acheté le dernier exemplaire de Mes chéries au kiosque, juste avant qu'il ferme.
Au début j'ai trouvé ça un peu dégoûtant mais finalement je crois que c'est un grand roman. Je me figurais que les écrivains classiques étaient barbants et là, je découvre au contraire un aventurier de l'amour. Cette scène où il décrit pendant deux pages les seins de la fille, et où l'on s'aperçoit qu'il s'agit d'un travesti brésilien, est assez surprenante.
Cent ans plus tard.
CHAÎNE 2 / ÉMISSION LITTÉRAIRE. «Un siècle, une œuvre». Notre émission célèbre aujourd'hui ses cent cinquante ans d'existence et nous avons décidé de la consacrer à une œuvre majeure, La Conjuration des imbéciles en blouse blanche de Bertrand Adjemian. Pour en parler, nous avons invité le biographe le plus talentueux de cette génération et en particulier l'exégéte de la vie et de l'œuvre de Bertrand Adjemian, j'ai nommé Alexandre de Bonacieu. Nous ne disposons, hélas! d'aucune image filmée ni d'aucune interview de Bertrand Adjemian mais vous, en revanche, vous avez eu la chance de rencontrer son arrière-arrière-petite-cousine.
– Oui, et elle m'a tout raconté sur son célèbre parent. Bertrand Adjemian était un visionnaire. Il avait compris que le clonage humain allait bouleverser notre temps. Il a tenté d'alerter les populations mais toutes les maisons d'édition sans exception ont refusé de s'intéresser à l'ouvrage d'un inconnu. Il en a été si désespéré qu'il s'est suicidé. Après son décès, sa mère est parvenue à le faire publier à compte d'auteur, mais dans ces conditions, à sa sortie, le livre est passé totalement inaperçu.
– Incroyable quand on sait que, désormais, il est étudié dans toutes les écoles et que les élèves en apprennent des chapitres par cœur.
– Aucun critique littéraire ne lui a alors consacré la moindre ligne, pas même pour en dire du mal.
– Comment expliquez-vous ça?
– Pour eux, c'était simplement de la science-fiction, genre considéré par l'intelligentsia comme de la littérature de gare. C'est l'inertie du «consensus mou». Pourtant, Adjemian était un grand écrivain. Son style est limpide, pas de fioritures, pas d'effets de manches. Pour soutenir ses idées, il use d'une langue fluide, simple, directe. Cependant, plus que d'un écrivain, il s'agissait d'un visionnaire. Il avait compris son époque et les problèmes qu'introduirait la génétique dans notre vie quotidienne.
– Des exemples?
– Il évoquait, dans sa Conjuration , des parents qui fabriquaient des clones de leurs enfants afin de disposer de réserves d'organes parfaitement compatibles en cas d'accident. Ces clones seraient utilisés à des fins d'expériences médicales, à la place de cobayes ou de chimpanzés. Il a même décrit comment les politiciens noieraient le poisson en assurant que les clones fourniraient des réserves inépuisables de soldats pour les prochaines guerres. Personne n'avait lu La Conjuration des imbéciles en blouse blanche . On a donc permis ta poursuite des expériences sur les clones humains sans que personne n'y trouve à redire.
– L'attention avait été en quelque sorte détournée?
– Comme dans un tour de magie. On fait diversion à gauche alors que la manipulation se produit à droite sans que nul ne s'en aperçoive. Quand on pense qu'il aurait suffi d'un article dans un grand hebdomadaire ou d'un passage à la télévision pour que le livre démarre en flèche! C'était de la dynamite. La moindre étincelle aurait suffi à la faire exploser. Malheureusement, ce n'est que cinquante ans plus tard, lorsque le problème des clones a pris l'ampleur que l'on sait, qu'un journaliste est tombé par hasard, chez un bouquiniste, sur l'un des rares exemplaires subsistant encore. Il s'est enthousiasmé, a enfin écrit un article, et, une semaine plus tard, La Conjuration s'envolait vers un succès phénoménal sur toute la planète.
– Dites-moi, qu'est devenue la mère de Bertrand Adjemian?
– Le suicide de son fils l'a détruite. Après être si péniblement parvenue à faire paraître son œuvre, elle a été très démoralisée par l'absence de retentissement. Peu à peu gagnée par la folie, elle est morte quatre ans plus tard à l'hôpital psychiatrique où il avait fallu l'interner. Elle n'a donc pas vécu la réussite de son fils.
– Cher Alexandre de Bonacieu, vous avez accompli un travail colossal pour rassembler toutes ces anecdotes, tous ces détails sur la courte vie de Bertrand Adjemian.
– Pour chacune de mes biographies, j'étudie à fond la vie de mes héros, et quand on le connaît un peu, Adjemian apparaît comme un vrai personnage de roman. Un garçon sensible, attachant, un peu introverti, certes, mais parce qu'il portait en lui un monde intérieur d'une richesse inouïe. C'est ce que j'ai essayé de transmettre au travers de mon livre. D'ailleurs, Adjemian n'est pas le seul cas d'auteur découvert après sa mort. De son vivant, Stendhal n'avait vendu que deux cents exemplaires du Rouge et le Noir, et n'avait eu droit qu'à une seule critique littéraire, émanant certes de Balzac! Comme le dit le proverbe: Lorsque le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt.
– Merci. Nous ne saurions en tout cas trop conseiller d'acheter le livre d'Alexandre de Bonacieu qui nous raconte tout, absolument tout, sur la vie de Bertrand Adjemian, auteur d'un siècle ingrat. Je sais que le tirage de cette biographie est déjà énorme, toutes nos félicitations. Votre aïeul aurait été fier de vous.
– Ce qui compte pour moi, c'est de restaurer la mémoire d'un écrivain injustement méconnu en son temps. Que le public le lise et comprenne son message et je serai comblé.
– Pour en savoir plus sur la vie et l'œuvre de Bertrand Adjemian, tous chez votre libraire pour cette somptueuse biographie de Bonacieu: Adjemian, un visionnaire dans une époque d'imbéciles , éditions Talleyrand, 110 euros.
Les nuages s'effilochent et je pense.
Du plus profond de ma mémoire, je ne t'ai jamais oubliée.
Je t'aimais tant…
Les trois amies se retrouvèrent devant l'immeuble, étui à violon gainé de cuir noir à bout de bras.
Une brune, une blonde, une rousse.
Elles portaient pour l'occasion leurs escarpins de velours à talons hauts et leurs robes de satin noir fendues sur le côté.
Charlotte, la rousse, dit en crispant la main sur son étui:
– J'ai un de ces tracs.
Anaïs, la brune, eut un frisson. Elle articula:
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