– C'est bon, entrez!
La fille blonde était une cambrioleuse. Dès que la porte s'était ouverte, pistolet au poing, elle avait rapidement maîtrisé l'imprudent.
Trois minutes plus tard, la visiteuse avait ficelé Luc Verlaine à une chaise et s'affairait à dévaliser son appartement.
– Alors, monsieur Verlaine, on fait moins le mariole quand on n'est plus protégé par sa porte blindée et les caméras de son vidéophone, insinua Johanna Harton qui, de près, possédait une poitrine encore plus belle qu'à l'écran.
Elle attrapa le grille-pain et le jeta dans un grand sac, puis elle s'empara de la machine à café.
– Au secours! cria la machine, paniquée.
– Tiens, mais c'est une de ces nouvelles machines qui font du très bon café colombien, remarqua Johanna.
– Oui, répondit Verlaine à contrecœur.
– Aïe! s'exclama-t-elle.
La porte du couloir venait de lui coincer les doigts.
D'un violent coup de pied, elle la fit sauter de ses gonds.
– Arrêtez, ce ne sont que des objets, dit Luc.
– Objets inanimés, avez-vous donc une âme? soupira-t-elle en s'emparant du magnétoscope.
– La police va arriver, avertit Luc.
– Rien à craindre, ils n'interviendront pas si le vidéophone ne les appelle pas, et j'ai arraché les fils.
De fait, le pauvre vidéophone s'échinait en vain à composer le numéro de police secours ou des pompiers sans même s'apercevoir qu'il était débranché.
– Désolé, Luc, souffla-t-il après plusieurs essais.
– T'en fais pas, Luc, on va trouver un moyen de te sortir de là, lui glissa la chaise à laquelle il était saucissonné.
– Et en effet elle entama des mouvements de vibration qui eurent pour conséquence de desserrer les liens.
Puis un canif s'approcha des cordes de ses mains.
– Chut, c'est moi. Fais comme si de rien n'était.
Et le canif cisailla sans bruit les nœuds.
Johanna s'approcha de Luc Verlaine immobilisé et, avec un sourire sardonique, plaça son visage à quelques centimètres du sien. Si près, il pouvait respirer son parfum et sa sueur. Qu'allait-elle lui faire? Elle s'approcha davantage et lui accorda un long baiser, profond et langoureux.
– Merci pour tout, soupira-t-elle en partant.
Il secoua d'un coup sa chaise. Au même instant, les liens cédèrent dans son dos grâce aux efforts du canif. Luc bascula en avant et tomba assommé.
Lorsqu'il se réveilla, il sentit sur le haut de son crâne une bosse douloureuse. Il regarda son appartement entièrement dévasté. Les portes étaient arrachées, il n'y avait plus de grille-pain, plus de machine à café, plus de réveil. Plus de bruit. Il était seul. Devait-il éprouver de la reconnaissance à l'égard de cette cambrioleuse qui l'avait débarrassé de ses abominables objets conviviaux ou bien regretter ces appareils qui avaient tenté de l'aider?
Il fallait qu'il sorte. Finalement, il ne supportait pas ce vide. Ce silence. Il se leva difficilement et attrapa son blouson.
Il descendit au café, juste en bas de chez lui. L'endroit était rassurant et familier.
– Ça n'a pas l'air d'être la forme, mon vieux, remarqua le patron du bar, un gros homme moustachu et imbibé de bière jusqu'aux pupilles.
– Oui, j'ai souhaité quelque chose. Cela s'est produit et je le regrette.
– Tu as souhaité quoi, mon gars?
– Ne plus dépendre des gadgets.
La chaise sur laquelle il était assis se mit à pouffer, rapidement suivie par tous les objets du bar et les autres clients.
– Tu n'as plus de gadgets chez toi?
– On m'a tout volé.
– Dans ce cas, tu dois être bien seul. Je comprends ta détresse, allez, je t'offre une portion, dit le distributeur automatique de cacahuètes qui, s'étant attribué une pièce d'un euro, tendit généreusement une coupelle pleine d'arachides.
– Certains prétendent qu'aucun objet ne peut rendre complètement heureux, murmura le sucrier-verseur. Moi je ne suis pas d'accord.
– Moi non plus, affirma le cendrier.
Déprimé, Luc Verlaine ne dit rien. Il dédaigna les cacahuètes et se traîna vers une grande pendule qu'il prit entre quat'z-yeux.
– Objets inanimés, avez-vous donc une âme?
A sa grande surprise, la pendule sembla se réveiller. Elle émit un claquement et lui répondit d'une suave voix féminine:
– Non, je ne crois pas. Nous ne sommes que peu de chose, monsieur. Des babioles conçues par des ingénieurs sans originalité. Nous ne sommes que de l'électronique. Rien de spirituel là-dedans. Rien de spirituel.
– Yes, confirma le juke-box, nous ne sommes que des machines programmées, seulement des machines.
Et le juke-box déclencha un vieil air de jazz New Orléans très triste, qui mit la larme à l'oeil à la vieille pendule déglinguée et à la plupart des bouteilles de whisky des étagères. On eût dit que tous les appareils du bar avaient le blues. Mais non, se reprit Luc Verlaine. Ils n'ont pas d'âme.
Il sortait du café lorsqu'il aperçut devant lui la blonde qui l'avait cambriolé le matin même. Quel toupet! Après l'avoir dévalisé, elle osait encore s'attarder dans le quartier. Son sang ne fit qu'un tour. Ses lèvres cependant se souvenaient encore de son baiser. Pris d'un besoin de lui parler, il courut derrière la jeune femme et la saisit par l'épaule. Elle sursauta mais parut rassurée en reconnaissant Luc.
– Vous ne sortiriez tout de même pas votre revolver au beau milieu de la rue? lui lança-t-il.
– Moi non, mais lui n'en fait qu'à sa tête.
Il ne se passa rien. Le revolver dormait dans sa poche.
Luc s'interrogeait. Devait-il la contraindre à le suivre au commissariat le plus proche?
– Je ne vous en veux pas pour les objets, vous savez. Je vous en suis presque reconnaissant, dit-il. Votre baiser…
– Quoi, le baiser? s'impatienta la jeune femme.
Luc hésita. Il n'avait pas coutume d'aborder les femmes dans la rue, mais il fallait bien admettre que là, les circonstances étaient particulières.
Elle éclata de rire et le plaqua contre le mur, le maintenant d'une pression ferme sur les épaules. Luc se demandait si c'avait été une si bonne idée de la rattraper lorsqu'elle saisit brusquement le col de sa chemise. D'un geste sec, elle tira sur le tissu et lui découvrit la poitrine. Il en fut si surpris qu'il n'osa ni bouger ni parler. Il suivit simplement du regard la main de la femme qui plongea droit en lui.
La peau de Luc se déchira. Il crut qu'il allait mourir mais ne vit aucun sang jaillir de son torse. La jeune femme ouvrit une trappe dans son épi-derme à peine recouvert de poils roux et extirpa un cœur artificiel.
– Vous croyez que vous seriez capable d'aimer avec ça? s'exclama-t-elle en lui posant le cœur artificiel dans la main. Quelle impudence! J'ai devant moi une machine qui se permet de juger les machines! Objets inanimés, avez-vous donc une âme? La vraie question serait: Humains animés, avez-vous donc une âme?
Elle fixait l'organe rouge palpitant et Luc le contempla qui grésillait dans ses paumes:
– … C'était pas la peine de faire le fier, de se croire différent. C'est du modèle courant. Ce n'est qu'un cœur à horlogerie hydraulique.
Elle le saisit et le replaça dans la trappe de son poitrail qu'elle referma d'un coup sec. Puis, devant la mine décomposée de Luc, elle lui ébouriffa gentiment les cheveux.
– Moi aussi j’en dissimule un, identique, derrière mes seins. Il y a belle lurette qu'il n'existe plus d'organismes vivants sur la Terre, expliquat-elle. Nous sommes tous des machines qui nous croyons vivantes parce que nos cervelles sont programmées pour nous en donner l'illusion. La seule différence entre un distributeur de cacahuètes et vous, c'est que vous rêvez. Ré veillez-vous.
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