Ce jour-là, comme tous les jours depuis l'avènement des ténèbres, Camille assura sa prise sur le pommeau de l'épée et se coula de mur en mur jusqu'à l'extérieur.
Se nourrir et survivre… La nuit permanente avait fait de lui un animal.
L'air plus glacial sur son visage annonçait la rue. Camille n'hésita pas. Il fendit l'obscurité d'un pas décidé. À elle seule, cette fermeté tenait bien des marauds en respect.
Un bruit. Camille redressa Brusseliande et se campa sur ses deux jambes. L'adversaire pouvait paraître, il serait reçu.
Le noir avait entraîné des mutations dans la ville.
Des êtres sortis d'on ne savait où avaient surgi, adaptés à l'obscurité comme les monstres des abysses sont adaptés à la profondeur et la noirceur des fonds marins.
Les narines de Camille perçurent alors le remugle d'un animal mutant que ses oreilles identifièrent comme lourd et d'une taille respectable. Les ténèbres avaient attiré ces monstres de toutes sortes qui pullulaient dans la vieille ville. Ils se nourrissaient d'immondices et se signalaient par une puanteur insupportable. Camille haïssait particulièrement ces êtres qui émettaient un bruit de succion. Il positionna Brusseliande en quarte, cessa de respirer et attendit.
Le monstre passa à moins d'un mètre. Camille ne broncha pas. Il aurait pu frapper l'animal quatre ou cinq fois avant que celui-ci ne réagisse mais il n'était pas certain que sa promptitude lui aurait permis de remporter l'assaut. Le mastodonte s'éloigna, et seul le remugle nauséabond de son souffle demeura un instant dans l'air, comme une empreinte d'épouvanté.
Camille reprit sa progression à pas plus prudents. À nouveau, le souffle, la puanteur, la présence colossale l'immobilisèrent. Plus loin un autre monstre le frôla sans le détecter, et cette fois, Camille s'élança franchement.
Après deux angles de rues, il s'orienta vers le nord, sur ce qui avait été une avenue bordée de riches bâtiments qui n'étaient plus que ruines. Camille détestait ce quartier de désolation, il accéléra encore l'allure et cela faillit lui coûter la vie.
Comme une flèche, un petit monstre silencieux (un oiseau mutant aveugle?) lui effleura la joue, lui infligeant une estafilade qui saigna. Brusse-liande fendit l'air par réflexe, mais l'animal s'enfuit en couinant.
Camille passa sa main sur la balafre et goûta son propre sang. Cela ne fit qu'accroître sa déter mination. Il serra son sac plus près de lui et repartit de l'avant, tête baissée mais l'épée haute.
Brusseliande lui ouvrit la route vers le nord de la cité désolée.
Tout à coup quelqu'un, dont le bruit des pas avait été couvert par le vacarme des monstres mutants, lui saisit le bras. Camille pivota instantanément et balaya l'air avec Brusseliande, faisant tournoyer l'épée et l'abattant plusieurs fois sur le malandrin.
– Aïe! glapit celui-ci. Aïe, qu'est-ce qui vous prend?
Brusseliande redoubla de fureur.
– Mais… Aïe! Arrêtez-vous, bon sang!
Un autre maraud surgit alors. Il ceintura Camille par-derrière et, avec une force surhumaine, le souleva du sol.
C'en était trop pour Brusseliande. Camille sentit la lame de l'épée vibrer d'une fureur irrépressible et emporter son bras. De la pointe elle écrasa les orteils du coquin puis s'enfonça dans son ménisque gauche et, lorsque l'étau se desserra enfin, entraîna Camille dans une danse meurtrière. Brusseliande fouetta le colosse au visage, et d'estoc, s'enfonça dans ses chairs, au ventre et à l'aine. Le premier brigand déguerpissait déjà en hurlant, le second évita de justesse un coup mortel et s'enfuit à son tour en râlant.
En souvenir des temps de clarté, Camille leur lança un cri triomphal et adressa une pensée chaleureuse à Brusseliande. Une fois de plus, ensemble, ils avaient vaincu.
Pourquoi le soleil s'était-il éteint? Pourquoi le monde était-il entré dans l'ère du Grand Noir?
Quand soudain des bras, surgissant de partout, agrippèrent Camille et l'emportèrent. Il se retrouva quelques minutes plus tard face à un humain qui dégageait une drôle d'odeur d'éther.
– Pourquoi agressez-vous les gens qui cherchent à vous venir en aide? demanda une voix forte.
– Je me défends, c'est tout, déclara Camille. Et toi, qui es-tu pour oser me défier?
– Vous avez, à ce qu'il paraît, déjà failli être écrasé par un camion-benne de ramassage d'ordures, sans parler des motos et des voitures. Et quand quelqu'un veut vous aider à traverser une rue, vous le frappez aussitôt de votre canne blanche.
– Quelle canne blanche?
– Celle que l'Assistance publique vous a offerte.
– Brusseliande est un don des dieux. Je l'ai reçue durant mon sommeil.
– Maintenant, il est urgent de vous rendre à l'évidence. Vous ne pouvez continuer ainsi. Il n'y a pas eu de Troisième Guerre mondiale. Il n'y a pas de monde en décrépitude plongé dans les ténèbres.
Un silence.
– Ce n'est pas le monde qui s'est éteint… c'est votre capacité à percevoir la lumière. Je suis ophtalmologiste et votre nerf optique a connu en une nuit ce que nous appelons une «dégénérescence fulgurante». Vous êtes…
Camille espéra qu'il n'allait pas prononcer le mot.
– … aveugle.
Cela se passa dans la plus grande discrétion. Sur le coup, personne ne s'aperçut du changement. «Animal Farm», laboratoire de manipulations génétiques, avait déjà connu quelques succès en produisant, par croisements d'espèces, des animaux de compagnie d'un genre nouveau. Son catalogue comprenait déjà le «hamster-perroquet», qui répétait tout ce qu'il entendait, le «lapin-chat» ronronnant, et le «cheval-souris», équidé miniature s'ébattant sous les meubles.
Cependant, «Animal Farm» préparait son grand coup: l'amélioration du premier compagnon de l'homme, le chien. Jusque-là, les amateurs de canidés choisissaient par prédilection des pitt-bulls, des rottweillers, animaux puissants, ser-viles, féroces. Or un sondage venait d'indiquer aux éleveurs que les acheteurs potentiels attendaient essentiellement de leur futur chien:
1. Le sentiment de posséder un ami.
2. Le sentiment de posséder un ami faisant peur aux autres.
3. Le sentiment de posséder un ami faisant peur aux autres mais obéissant à son maître.
4. La satisfaction d'épater l'entourage.
«Animal Farm» examina longuement les réponses, analysa tous les facteurs et déduisit de l'enquête qu'il importait dorénavant de croiser le chien non plus avec le loup mais avec le roi des animaux en personne, c'est-à-dire le lion.
Les chercheurs procédèrent donc par paliers, unissant tour à tour et progressivement chien-lion et lion-chien. Le résultat final fut baptisé chien-lion. L'animal présentait l'apparence extérieure d'un lion, avec crinière et longue queue terminée en pinceau, mais le faciès et l'aboiement d'un canidé.
Le succès du chienlion fut immédiat. «Animal Farm» avait vu juste: le compagnon qui intéressait désormais la clientèle n'était plus le chien mais bel et bien le lion. Plus prestigieux, plus impressionnant.
– Et si, au lieu de produire des hybrides, nous importions directement des lions? suggéra un cadre supérieur, lors d'un séminaire de réflexion stratégique.
– Mais notre entreprise est spécialisée dans la manipulation génétique! s'offusqua le P-DG, soucieux du profit des actionnaires. Si nous nous contentons d'importer des lions, où sera la valeur ajoutée?
Le cadre supérieur ne se démonta pas:
– Nous apporterons notre savoir-faire. Les lions normaux ne supportent ni nos climats ni la vie en appartement. À nous donc de jouer sur leur ADN afin de les adapter au milieu occidental et urbain.
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