J'étais indélivré.
Plus tard je marchai, réglant mon pas sur le mouvement des vagues. Je marchai des journées entières, sans ressentir aucune fatigue, et la nuit j'étais bercé par un léger ressac. Au troisième jour j'aperçus des allées de pierre noire qui s'enfonçaient dans la mer et se perdaient dans la distance. Étaient-elles un passage, une construction humaine ou néo-humaine? Peu m'importait, à présent; l'idée de les emprunter m'abandonna très vite.
Au même instant, sans que rien ait pu le laisser prévoir, deux masses nuageuses s'écartèrent et un rayon de soleil étincela à la surface des eaux. Fugitivement je songeai au grand soleil de la loi morale, qui, d'après la Parole, finirait par briller à la surface du monde; mais ce serait un monde dont je serais absent, et dont je n'avais même pas la capacité de me représenter l'essence. Aucun néo-humain, je le savais maintenant, ne serait en mesure de trouver une solution à l'aporie constitutive; ceux qui l'avaient tenté, s'il y en avait eu, étaient probablement déjà morts. Pour moi je continuerais, dans la mesure du possible, mon obscure existence de singe amélioré, et mon dernier regret serait d'avoir été la cause de la mort de Fox, le seul être digne de survivre qu'il m'ait été donné d'entrevoir; car son regard contenait déjà, parfois, l'étincelle annonçant la venue des Futurs.
Il me restait peut-être soixante ans à vivre; plus de vingt mille journées qui seraient identiques. J'éviterais la pensée comme j'éviterais la souffrance. Les écueils de la vie étaient loin derrière moi; j'étais maintenant entré dans un espace paisible dont seul m'écarterait le processus létal.
Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumière des étoiles, et je ne ressentais rien d'autre qu'une légère sensation obscure et nutritive. Le bonheur n'était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m'appartenait pour un bref laps de temps; je n'atteindrais jamais l'objectif assigné. Le futur était vide; il était la montagne. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J'étais, je n'étais plus. La vie était réelle.
[1]Le lecteur curieux les trouvera cependant en annexe au commentaire de Daniel17, à la même adresse IP.