«Il y a un puits, près de la cabane, mais il est sec je crois bien… Des rochers noirs qui ont une drôle de forme, on dirait des chiens couchés… Plus loin il y a la route, et les poteaux télégraphiques. Après il y a un wash , mais il doit être sec parce qu'on voit les cailloux au fond… Gris, plein de rocaille et de poussière… Après, c'est la grande plaine qui va loin, loin, jusqu'à l'horizon, à la troisième mesa. Il y a des collines vers l'est, mais partout ailleurs, la plaine est bien plate et lisse comme un champ d'aviation. A l'ouest, il y a les montagnes, elles sont rouge sombre et noires, on dirait aussi des animaux endormis, des éléphants…»
«Elles ne bougent pas?»
«Non, elles ne bougent pas, elles dorment pendant des milliers d'années, sans bouger.»
«Ici aussi, la montagne dort?» demande Petite Croix. Elle pose ses mains à plat sur la terre dure.
«Oui, elle dort aussi.»
«Mais quelquefois elle bouge», dit Petite Croix.
«Elle bouge un peu, elle se secoue un peu, et puis elle se rendort.»
Le soldat ne dit rien pendant un moment. Petite Croix est bien en face du paysage pour sentir ce qu'a raconté le soldat. La grande plaine est longue et douce contre sa joue, mais les ravins et les sentiers rouges la brûlent un peu, et la poussière gerce ses lèvres.
Elle redresse le visage et elle sent la chaleur du soleil.
«Qu'est-ce qu'il y a en haut?» demande Petite Croix.
«Dans le ciel?»
«Oui.»
«Eh bien…», dit le soldat. Mais il ne sait pas raconter cela. Il plisse les yeux à cause de la lumière du soleil.
«Est-ce qu'il y a beaucoup de bleu aujourd'hui?»
«Oui, le ciel est très bleu.»
«Il n'y a pas de blanc du tout?»
«Non, pas le moindre point blanc.»
Petite Croix tend ses mains en avant.
«Oui, il doit être très bleu, il brûle si fort aujourd'hui, comme le feu.»
Elle baisse la tête parce que la brûlure lui fait mal.
«Est-ce qu'il y a du feu dans le bleu?» demande Petite Croix.
Le soldat n'a pas l'air de bien comprendre.
«Non…», dit-il enfin. «Le feu est rouge, pas bleu.»
«Mais le feu est caché», dit Petite Croix. «Le feu est caché tout au fond du bleu du ciel, comme un renard, et il regarde vers nous, il regarde et ses yeux sont brûlants.»
«Tu as de l'imagination», dit le soldat. Il rit un peu, mais il scrute le ciel, lui aussi, avec sa main en visière devant ses yeux.
«Ce que tu sens, c'est le soleil.»
«Non, le soleil n'est pas caché, il ne brûle pas de cette façon-là», dit Petite Croix. «Le soleil est doux, mais le bleu, c'est comme les pierres du four, ça fait mal sur la figure.»
Tout à coup, Petite Croix pousse un léger cri, et sursaute.
«Qu'y a-t-il?» demande le soldat.
La petite fille passe ses mains sur son visage et geint un peu. Elle courbe sa tête vers le sol.
«Elle m'a piquée…», dit-elle.
Le soldat écarte les cheveux de Petite Croix et passe le bout de ses doigts durcis sur sa joue.
«Qu'est-ce qui t'a piquée? Je ne vois rien…»
«Une lumière… Une guêpe», dit Petite Croix.
«Il n'y a rien, Petite Croix», dit le soldat. «Tu as rêvé.»
Ils restent un bon moment sans rien dire. Petite Croix est toujours assise en équerre sur la terre dure, et le soleil éclaire son visage couleur de bronze. Le ciel est calme, comme s'il suspendait son souffle.
«Est-ce qu'on ne voit pas la mer aujourd'hui?» demande Petite Croix.
Le soldat rit.
«Ah non! C'est beaucoup trop loin d'ici.»
«Ici, il n'y a que les montagnes?»
«La mer, c'est à des jours et des jours d'ici. Même en avion, il faudrait des heures avant de la voir.»
Petite Croix voudrait bien la voir quand même. Mais c'est difficile, parce qu'elle ne sait pas comment est la mer. Bleue, bien sûr, mais comment?
«Est-ce qu'elle brûle comme le ciel, ou est-ce qu'elle est froide comme l'eau?»
«Ça dépend. Quelquefois, elle brûle les yeux comme la neige au soleil. Et d'autres fois, elle est triste et sombre, comme l'eau des puits. Elle n'est jamais pareille.»
«Et vous aimez mieux quand elle est froide ou quand elle brûle?»
«Quand il y a des nuages très bas, et qu'elle est toute tachée d'ombres jaunes qui avancent sur elle comme de grandes îles d'algues, c'est comme cela que je la préfère.»
Petite Croix se concentre, et elle sent sur son visage quand les nuages bas passent au-dessus de la mer. Mais c'est seulement quand le soldat est là qu'elle peut imaginer tout cela. C'est peut-être parce qu'il a tellement regardé la mer, autrefois, qu'elle sort un peu de lui et se répand autour de lui.
«La mer, ça n'est pas comme ici», dit encore le soldat. «C'est vivant, c'est comme un très grand animal vivant. Ça bouge, ça saute, ça change de forme et d'humeur, ça parle tout le temps, ça ne reste pas une seconde sans rien faire, et tu ne peux pas t'ennuyer avec elle.»
«C'est méchant?»
«Parfois, oui, elle attrape des gens, des bateaux, elle les avale, hop! Mais c'est seulement les jours où elle est très en colère, et il vaut mieux rester chez soi.»
«J'irai voir la mer», dit Petite Croix.
Le soldat la regarde un instant sans rien dire.
«Je t'emmènerai», dit-il ensuite.
«Est-ce qu'elle est plus grande que le ciel?» demande Petite Croix.
«Ce n'est pas pareil. Il n'y a rien de plus grand que le ciel.»
Comme il en a assez de parler, il allume une autre cigarette anglaise et il recommence à fumer. Petite Croix aime bien l'odeur douce du tabac. Quand le soldat a presque fini sa cigarette, il la donne à Petite Croix pour qu'elle prenne quelques bouffées avant de l'éteindre. Petite Croix fume en respirant très fort. Quand le soleil est très chaud et que le bleu du ciel brûle, la fumée de la cigarette fait un écran très doux, et fait siffler le vide dans sa tête, comme si elle tombait du haut de la falaise.
Quand elle a fini la cigarette, Petite Croix la jette devant elle, dans le vide.
«Est-ce que vous savez voler?» demande-t-elle.
Le soldat rit à nouveau.
«Comment cela, voler?»
«Dans le ciel, comme les oiseaux.»
«Personne ne sait faire cela, voyons.»
Puis tout d'un coup, il entend le bruit de l'avion qui traverse la stratosphère, si haut qu'on ne voit qu'un point d'argent au bout du long sillage blanc qui divise le ciel. Le bruit des turboréacteurs se répercute avec retard sur la plaine et dans les creux des torrents, pareil à un tonnerre lointain.
«C'est un Stratofortress, il est haut», dit le soldat.
«Où est-ce qu'il va?»
«Je ne sais pas.»
Petite Croix tend son visage vers le haut du ciel, elle suit la progression lente de l'avion. Son visage est assombri, ses lèvres sont serrées, comme si elle avait peur, ou mal.
«Il est comme l'épervier», dit-elle. «Quand l'épervier passe dans le ciel, je sens son ombre, très froide, elle tourne lentement, lentement, parce que l'épervier cherche une proie.»
«Alors, tu es comme les poules. Elles se serrent quand l'épervier passe au-dessus d'elles!» Le soldat plaisante, et pourtant il sent cela, lui aussi, et le bruit des réacteurs dans la stratosphère fait battre son cœur plus vite.
Il voit le vol du Stratofortress au-dessus de la mer, vers la Corée, pendant des heures longues; les vagues sur la mer ressemblent à des rides, le ciel est lisse et pur, bleu sombre au zénith, bleu turquoise à l'horizon, comme si le crépuscule n'en finissait jamais. Dans les soutes de l'avion géant, les bombes sont rangées les unes à côté des autres, la mort en tonnes.
Puis l'avion s'éloigne vers son désert, lentement, et le vent balaie peu à peu le sillage blanc de la condensation. Le silence qui suit est lourd, presque douloureux, et le soldat doit faire un effort pour se lever de la pierre sur laquelle il est assis. Il reste un instant debout, il regarde la petite fille assise en équerre sur la terre durcie.
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