Étrangement, après des mois à porter la majeure partie des angoisses et des doutes, Eugénie n'est pas celle qui a le plus le trac. Les dés sont jetés, elle se promène dans l'œil du cyclone. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Maximilien s'interroge sur la pertinence de ses cheveux blond platine, Natacha redoute de perdre sa voix, Laura s'est enfermée dans une loge avec Quentin, et Juliette s'échauffe avec les trois groupes de danseurs.
Dans le couloir des loges, l'ambiance est électrique. Karim n'arrive pas à attacher son nœud papillon. Il a l'impression d'étouffer. Taylor, qui passe en portant des costumes, le remarque et vient à son aide. Il ne doit sous aucun prétexte manquer d'air ce soir.
Dans l'angle près de l'entrée des artistes, insensible à l'effervescence, Norbert attend d'entrer en scène. Pour ce début de soirée, il porte un smoking. Eugénie s'approche et lui souffle :
— Arnaud est encore en régie, n'est-ce pas ?
Le mannequin ne bronche pas.
— Tu es très classe, mais il ne va pas falloir tarder à te changer parce que ce n'est pas ta tenue de scène.
En grand pro, le personnage principal de l'intrigue ne semble pas considérer cela comme un problème.
— Je te laisse, mon grand, je dois sacrifier aux mondanités et accueillir les invités. Ce soir, on joue nos fesses.
Dans le hall bondé, Nicolas est partout à la fois.
— Monsieur le maire, quel plaisir ! Merci d'avoir répondu à notre invitation. Votre place est réservée en loge d'honneur.
— Je suis curieux de voir ce que vous allez sortir de votre chapeau.
— Nous aussi ! plaisante le metteur en scène. Voici justement celle qui a tout imaginé. Je vous présente Eugénie Camara.
Eugénie salue à peine l'élu. Elle vient de reconnaître l'un de ceux qui l'accompagnent. Elle ne sait rien de cet homme, sauf qu'il gare sa voiture dans le parking voisin et que la dernière fois qu'elle l'a vu, elle venait d'une autre planète et tenait une enveloppe de billets à la main. Sa voix déraille en le saluant. Il fronce les sourcils.
— Nous nous sommes déjà vus, n'est-ce pas ?
— Je ne crois pas.
— Pourquoi ai-je l'impression de vous connaître ?
— Je l'ignore. Certains prétendent que l'on a tous un sosie…
— C'est votre voix qui m'a fait réagir. Une voix singulière…
Eugénie ne doit pas craquer, elle n'en a pas le droit. Bon sang, il n'y aura donc jamais de répit ? Encore une épreuve que lui envoie le ciel, et forcément ce soir. N'était-il pas possible qu'exceptionnellement tout roule, une fois dans sa vie ? Il faudrait une diversion, un miracle, là, tout de suite. Elle n'aura pas la force de courir jusqu'au soupirail des toilettes. D'ailleurs, elle ne le veut pas. C'est même hors de question. Plus rien ne la fera fuir. Elle a eu trop peur, elle a eu trop mal.
La voilà qui ferme les yeux en priant pour que, quand elle les rouvrira, et pour une raison qu'elle ne veut même pas connaître, son interlocuteur ait disparu et que le problème soit réglé.
Elle clôt les paupières comme on abaisse des boucliers blindés. Quelques secondes d'obscurité dans la lumière, quelques miettes de calme dans la tempête. Respirer à fond. C'est toujours ça de pris.
Une main se pose sur son bras. Elle rouvre les yeux. L'homme à la voiture défoncée discute déjà plus loin avec quelqu'un d'autre. C'est Céline qui est devant elle. Elle est accompagnée d'Ulysse, qui lui saute au cou, et d'un inconnu.
— Je voudrais te présenter Anthony De Freitas. Anthony, voici Eugénie Camara.
La couturière se penche vers son policier et lui glisse à l'oreille :
— C'est elle qui a tout manigancé. Elle a même fait la vache. Ce soir, on a besoin d'elle, mais dès demain, tu peux l'embarquer !
L'homme rigole et embrasse la gardienne.
— Céline m'a beaucoup parlé de vous. Heureux de mettre enfin un visage sur un matricule.
Eugénie ne sait pas trop comment réagir. Elle pivote pour interroger son amie du regard, mais celle-ci s'est brusquement détournée. Elle vient d'apercevoir quelqu'un qui semble la perturber profondément. Elle lâche le bras d'Anthony et se dirige vers un homme dont le col indique qu'il est prêtre. Il semble perdu.
Céline se présente devant lui.
— Bonsoir, mon père…
— Bonsoir, êtes-vous du théâtre ?
— Tout à fait.
— Ma requête va sans doute vous sembler absurde, mais je suis à la recherche d'une femme qui travaille ici. Une couturière. Tout ce que je sais d'elle, c'est qu'elle a un jeune fils qui se prénomme Ulysse.
Céline se met à trembler.
— Croyez-vous au hasard, mon père ?
L'homme la regarde étrangement. Même sans le filtre du parloir de bois et dans une ambiance bien plus bruyante que celle du confessionnal, la voix lui est familière.
— Dans ma profession, le hasard s'appelle Dieu.
Malgré les circonstances, Céline le serre dans ses bras sans aucune pudeur.
— Qu'est-ce que je suis contente de vous voir enfin !
Le curé est surpris, mais pas dérouté.
— Et moi donc.
— Pour la première fois, nous voilà du même côté. Est-ce vous qui êtes devenu pécheur, ou est-ce moi qui trouve enfin le chemin de la lumière ?
— Sans doute un peu des deux. Je me suis inquiété pour vous. À ma grande honte, j'ai même souhaité que vous commettiez d'autres entorses à la morale pour vous voir revenir.
Céline désigne le théâtre d'un geste circulaire :
— Rassurez-vous, les occasions ne manqueront pas, les saltimbanques sont tous des âmes perdues !
Eugénie, Anthony et Ulysse s'approchent, intrigués. Tous pensent connaître Céline et pourtant, aucun d'eux n'identifie celui à qui elle vient de témoigner une telle affection. La couturière se sent toute drôle.
— Ne soyez pas étonnés. Il faudra que je vous raconte… En attendant, je vous présente le père…
Elle s'aperçoit qu'elle ne connaît même pas son nom. Le curé précise :
— Le père Florian.
— Nous ne nous étions jamais vus avant ce soir.
— Alors c'est un coup de foudre ! ironise Anthony.
— Mon père, je vous présente l'inspecteur qui ne me lâchera jamais, ce dont je suis plus qu'heureuse. Voici aussi mon grand fils adoré, et Eugénie, celle qu'il faudra songer à exorciser…
— Vous n'avez donc pas abandonné votre folle idée de crèche…
— Comment cela ?
— Votre garçon est un peu grand pour faire le petit Jésus, mais vous avez récupéré un poulet en plus de la vache et du cheval.
Eugénie n'a jamais éprouvé cela. Elle ne pensait même pas que c'était humainement possible. La recette est pourtant simple, même si les ingrédients sont rares. Il faut une salle pleine à craquer d'un public qui vous attend au tournant, des dizaines d'artistes dont c'est la dernière chance, des tonnes de décors qui ont tous déjà servi pour d'autres spectacles, des montagnes de pression et… un silence absolu. Se produit alors une conjonction extraordinaire, un paradoxe total. Juste avant que les rideaux ne s'ouvrent, le calme se fait en salle comme en coulisses, et tout le monde retient son souffle. À cet instant précis, pile à la frontière entre l'avant et l'après, Eugénie ferme les yeux. Elle pourrait se croire seule en pleine nuit, dans le théâtre désert, alors qu'il n'a sans doute jamais été aussi plein depuis son inauguration. Étrange sensation du temps suspendu, en équilibre avant le déferlement des possibles.
Le rideau se lève sur une place ombragée. Les oiseaux chantent. Un homme en costume est assis, seul sur un banc. La salle applaudit. Il ne bouge pas. Peut-être s'est-il assoupi.
Une dizaine de danseuses portant d'immenses drapeaux entrent sur scène à la fois côté cour et côté jardin et dessinent d'incroyables figures multicolores autour de lui. L'œil y perçoit des formes éphémères. À peine nées, aussitôt remplacées.
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