— Je vous laisse ma part.
— Tu ne diras plus ça dans quelques heures. Blague à part, c'est important qu'elles nous oublient. Elles vont rattraper le temps perdu, et ça c'est génial. Noémie est en train de se rendre compte que sa mère va mieux et que tout rentre dans l'ordre. Quant à Eugénie, elle est sur le point de comprendre que le lien avec sa petite n'est pas brisé. Évidemment, si ça se passe trop bien, elles vont vraiment nous oublier et partiront au cinéma ou au resto fêter leur complicité restaurée…
— On va y passer la nuit.
— C'est toi qui dors dans la douche. Moi, je garde le tapis tout doux. Privilège de l'âge.
Victor marque une pause.
— Tu sais, Kévin, je suis bien content de te connaître, et je suis vraiment désolé de ne pas avoir été davantage là pour vous aider lors des travaux.
— Tout va bien.
— Un jour peut-être, tu auras une fille. Tu verras à quel point ce qui lie un père à sa petite est puissant. Ensuite elle grandira, et tu te mettras à regarder tous les garçons de son âge d'un œil suspicieux.
— Vous avez fait ça avec moi ?
— À ton avis ? J'avais la trouille que ma princesse adorée s'amourache d'un bouffon avec une tête de candidat de téléréalité. Un pignouf qui se met du gel dans les cheveux et qui ne sait compter que jusqu'à trois.
— Il m'arrive de me mettre du gel dans les cheveux, mais soyez rassuré, en m'aidant de mes doigts, j'arrive à compter jusqu'à huit. D'ici deux ans, j'espère être à neuf.
Victor lui colle un coup d'épaule. Kévin regarde sa montre et bougonne :
— On est partis pour y passer l'après-midi.
— Honneur aux dames.
— Je suis certain qu'elles vont faire tout ce que vous avez dit et que ce sera super pour elles, parce que Noémie en a très envie. Mais je crois qu'ensuite, elles vont finir par aborder un dossier top secret que nous devions normalement évoquer tous ensemble au dessert.
— Vous allez vous marier ?
— Pas pour le moment. Avant de vous confier l'info, il faut que vous me juriez de ne pas gaffer. Quand elle vous l'annoncera, vous devrez avoir l'air vraiment surpris, sinon je finirai comme votre pote après la foudre en pot.
— Tu seras donc riche toute ta vie.
— Victor, on ne va pas tarder à vous appeler Papy. Dans sept mois et demi si tout va bien. Par pitié, ne m'explosez pas.
L'attroupement devant la vitrine oblige le petit retoucheur à sortir de sa boutique.
— Qu'est-ce que vous attendez tous comme ça ? Ils ont déplacé l'arrêt de bus ?
Eugénie lui serre la main et explique :
— On vient de mettre en place les panneaux pour le nouveau spectacle. Tout le monde est sorti pour attendre que mon mari allume les lumières. Vous voulez regarder avec nous ?
Le petit monsieur plisse les yeux derrière ses épaisses lunettes et déchiffre les immenses lettres rouges pailletées sur fond blanc.
— Une fois dans ma vie . J'aime bien. Moi, ce serait partir en vacances pour la première fois depuis trente-deux ans, sans machine à coudre !
— On commence dans deux semaines. Si ça vous fait plaisir, on vous invite.
— Avec joie, je viendrai à pied !
Nicolas se demande si la mention « un spectacle vivant, musical et inédit » n'aurait pas dû être écrite en plus grand. Personne n'a le temps de le rassurer car tous les projecteurs de la façade viennent de s'allumer. Une clameur accueille l'événement. La nouvelle mise en lumière modernise le bâtiment. Victor, Arnaud et Loïc ont réussi leur coup. Les milliers de petites pastilles mobiles écarlates qui composent les lettres du titre scintillent dans les faisceaux des spots.
Maximilien déclame en surjouant l'émotion :
— C'est à partir de ce moment que le spectacle commence vraiment à exister. C'est notre bébé qui va naître !
Victor et Loïc sortent du théâtre, fiers de leur effet. Un joyeux brouhaha mêlé d'applaudissements et de cris les accueille. Du perron, ils saluent la troupe avec emphase. Quelques passants s'arrêtent en se demandant ce qui se passe. La bonne humeur est communicative. Quelqu'un hurle « à poil ! » mais cette fois, c'est une voix féminine. Juliette lance un regard accusateur à Céline, qui se disculpe aussitôt. Olivier sait que c'est Annie qui a crié en pensant à Loïc, mais il préservera son secret.
Le régisseur et le compagnon de Juliette se hâtent de traverser pour venir évaluer le résultat. Les remarques fusent :
— Ça se voit de loin !
— C'est superbe.
— Ça donnerait presque envie d'aller voir le spectacle !
Natacha est ravie. Chantal félicite Arnaud. Eugénie se faufile au milieu de tous pour rejoindre Victor, qui reste devant à détailler la mise en place. Elle se glisse près de lui et l'embrasse sur la joue :
— Merci, Coincoin.
À l'angle de la rue, Laura apparaît. Elle n'est pas seule. Elle pousse un fauteuil roulant dans lequel est installé un jeune homme. Ils s'arrêtent au pied du théâtre. La troupe traverse aussitôt pour les rejoindre, provoquant une belle pagaille dans la circulation. Laura est prise de court par l'excitation qui règne dans le groupe. Débordée, elle ne sait où donner de la tête. Elle annonce à la ronde :
— Je vous présente Quentin, mon fiancé.
Annie est la première à l'embrasser, suivie de Chantal, et même de Taylor. La coiffeuse minaude :
— Laura s'était bien gardée de nous dire qu'elle avait un petit copain aussi mignon.
Victor lui serre la main.
— Tu te souviens, glisse-t-il à Laura, la première fois que nous nous sommes rencontrés, c'était ici même. Tu voulais être figurante…
— C'est vrai. Sous ces mêmes lumières. Tu avais perdu ton troupeau de moutons et tes lingots d'or.
Quentin s'étonne, mais Laura le rassure :
— Ne t'en fais pas, ils sont tous fous. Surtout celui-là !
Noyé dans l'ambiance qui n'a rien de sérieux, Victor reprend :
— Quelques mois plus tard, on se retrouve au même endroit, vous deux fiancés, et toi qui seras bien plus que figurante. Bienvenue à toi, Quentin. Soyez heureux les jeunes, le reste est sans importance.
Laura se hisse sur la pointe des pieds pour embrasser Victor.
— Merci pour tout. Vraiment. Où est Eugénie ?
La gardienne est restée sur le trottoir d'en face et observe la scène. Victor a raison, la lumière du fronton sublime tout. Sous l'auvent, la vie ressemble à un film. Laura est radieuse et Quentin semble résister au choc de la découverte de la troupe déchaînée. La gardienne est heureuse de les voir ensemble. L'avenir leur appartient. L'immense panneau aux couleurs vives qui les protège résonne comme une prophétie bienveillante.
Peu importe si la gardienne n'est plus vraiment la gardienne. Elle ne peut pas s'empêcher de vérifier que tout est en ordre dans le théâtre. Elle vient de passer dix minutes à vérifier les couvercles de toutes les poubelles. De toute façon, elle est incapable de tenir en place, surtout ce soir. Le jour de la générale est enfin arrivé.
Dans moins d'une heure, le rideau se lèvera et les premiers spectateurs découvriront Une fois dans ma vie . La régie est en ébullition. Annie, Chantal et Taylor n'ont pas assez de bras. L'équipe sonorisation et les machinos sont sur la brèche. Avec les nombreux artistes qui participent, on manque de loges et il a fallu en bricoler dans chaque recoin disponible.
La salle s'annonce elle aussi plus que pleine. Entre les officiels de la mairie, les héritiers Marchenod au grand complet, les familles de presque toute la troupe, Marcelle et Jean, Noémie, Kévin et même Eliott, sans parler d'un public de curieux, il n'y aura plus un seul fauteuil ou strapontin de libre. Lorsque Franky a annoncé le taux de remplissage historique de plus de 100 %, Daniel a sobrement commenté : « Comme ça, si c'est un four, tout le monde sera prévenu. »
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