— Ce n'est pas faux.
— Alors dis-toi que c'est pareil avec tes semblables. Rappelle-toi tes débuts. Essaie de comprendre Juliette, et faites-vous confiance. Je n'ai rien à te vendre ; que vous soyez ensemble ou non ne changera strictement rien à ma vie. Je vais en plus me faire pourrir de questions par ma femme lorsqu'elle saura que je suis venu.
— Vous n'êtes pas obligé de le lui dire.
— C'est juste, mais je lui fais confiance, alors forcément, je vivrais très mal de le lui cacher. Tu verras, la confiance est un excellent concept. Juliette et toi ferez ce que vous voudrez, mais je trouverais dommage que vous vous arrêtiez là juste parce qu'elle danse sacrément bien. Vous vous connaissez à peine. Je comprends que ce que tu as découvert d'elle sur scène t'ait surpris, mais tu devrais y regarder de plus près. Cette fille est un joyau dont l'apparence ne dit pas tout. Comme toi, je crois.
Loïc regarde Victor en face.
— À quel moment connaît-on vraiment quelqu'un ?
— Jamais au début. Comme aux cartes, il faut payer de sa personne pour voir le jeu de l'autre. C'est un risque à prendre. Elle est plutôt maligne, ta question, pour un mec qui ne s'intéresse soi-disant qu'aux bécanes… Je dirais que tu connais quelqu'un lorsque dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes, tu peux identifier les moteurs de sa personnalité qui sont à l'œuvre. Un individu est une mécanique incroyablement complexe, Loïc. Quoi qu'il fasse, cela trahit toujours d'une façon ou d'une autre ce qui l'anime. Sauf que, contrairement aux machines, nous choisissons nous-mêmes notre carburant. L'amour, la haine, l'envie, la peur, l'intérêt, l'espoir… Il en existe tant. Mais tous les sentiments de l'humanité se lisent dans les actes qu'ils engendrent. Comme les muscles font bouger notre corps, nos émotions nous poussent à agir. Quand tu commences à lire ses sentiments derrière ses gestes, même les plus infimes, alors j'aurais tendance à dire que tu n'es pas loin de connaître une personne.
— J'en suis incapable avec Juliette.
— Évidemment, il est encore trop tôt. Mais puis-je te donner un conseil ?
— De vous, je suis preneur.
— Ce n'est pas d'elle dont tu as peur, c'est de toi. Laisse-la t'apprendre à danser.
Une pauvre fille en sari délavé ondule à côté du buffet des hors-d'œuvre, synthèse absolue du pire. Elle se dandine plus qu'elle ne danse, et n'essaye même pas de dissimuler qu'être là ne lui plaît pas. La tradition millénaire qu'elle est supposée incarner s'en trouve complètement massacrée. Une mascarade qui pille la culture indienne sur fond de musique trop forte. Les lumières multicolores criardes se reflètent dans les plateaux en Inox déjà dévastés par des clients décidés à se gaver puisque c'est « à volonté ».
Céline n'a pris que du riz blanc. Sa sobriété lui épargnera peut-être de nouveaux boutons. Piochant dans tous les plats, son amant accumule des cuillères pleines à ras bord de nourriture en sauce de différentes couleurs. L'assiette finit par évoquer un assortiment de glaces italiennes ruinées après un après-midi au soleil.
— J'adore ce cadre exotique, pas toi ? demande-t-il en revenant à leur table.
— Si l'on fait abstraction du centre commercial autour et des gaines de chauffage qui ressemblent à des larves géantes, c'est effectivement un véritable voyage…
— Petit plus que tu apprécieras, je nous ai déniché un hôtel très sympa, juste à côté. Pas besoin de déplacer la voiture, le top…
Clin d'œil coquin. Céline a la nausée.
— Je ne vais pas pouvoir rester ce soir. Ulysse n'est pas bien.
— Qui ça ?
— Mon fils n'est pas bien.
Ils doivent parler fort pour s'entendre. Lui commence à s'empiffrer pendant qu'elle n'en finit pas de détailler l'invraisemblable décor. Rien ne manque à ce palais des délices indiens, ni les fautes de goût, ni les emprunts totalement déplacés, voire irrespectueux à d'autres cultures. Céline est particulièrement fascinée par la déesse Shiva en plastique suspendue au mur dont l'un des bras s'étend jusqu'à l'alarme incendie, sur laquelle elle semble vouloir appuyer. Mais qu'elle le fasse donc ! Il se passera au moins quelque chose dans cet endroit sordide.
Certains font des photos, du restaurant, de ce qu'ils mangent. Une richesse humaine de plus à partager sur les réseaux sociaux. Il y en a même un qui s'autorise un selfie avec la danseuse. Entre deux bouchées, le mari volage se penche et glisse :
— À 10h10, mate. Deux folles qui font des photos de nous. Sûrement des gouines qui te trouvent mignonne.
Céline ne relève pas et annonce :
— Ce soir, c'est moi qui t'invite.
— Super ! Compte sur moi pour te remercier à ma façon tout à l'heure !
— Je t'ai dit que je ne pouvais pas rester.
— Ah oui, c'est vrai, pardon. Alors, en quel honneur cette invitation ? C'est notre anniversaire ?
— Pas celui de notre mariage, ça c'est sûr…
Il semble à peine gêné. Elle reprend :
— Je t'invite parce que c'est la dernière fois que nous nous voyons.
Il suspend son geste. Sa fourchette dégoulinante pleure au-dessus de son assiette.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Je te quitte. Je laisse tomber. Nous deux, c'est terminé.
Il pose sa fourchette et s'essuie la bouche.
— Pourquoi, bébé ? Qu'est-ce qui ne va pas ? T'as des soucis à ton travail ? On peut en parler, bibiche, je suis là pour toi, tu sais.
— Ben non, justement. Voilà des années que tu promets, que j'y crois, et on en est toujours au même point. Non mais regarde autour de nous !
— Si tu veux, on ira manger ailleurs. Je ne comprends pas.
— Toi qui passes ta vie à rédiger des contrats, toi qui adores les petites phrases en bas de page qu'on ne lit jamais et qui nous coûtent cher, je vais essayer de t'expliquer. L'opération promotionnelle « Amuse-toi avec une pauvre fille et puis rentre chez toi » pouvait être clôturée sans préavis. Figure-toi que le service de gestion de mes fesses a décidé que c'était maintenant.
— C'est super drôle ! Tu me fais marcher, c'est ça ?
— Dans la limite des stocks disponibles, voir conditions dans mes premières lettres d'amour.
— À quoi tu joues ? Allez, c'est vrai, j'aurais dû t'emmener dans des endroits plus classes. Promis, la prochaine fois…
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Céline s'amuse bien. Pas lui. D'habitude, c'est plutôt l'inverse.
— Mais arrête, je te dis que la prochaine fois on ira dans un excellent restaurant !
— C'est pas le resto, c'est toi. Détends-toi. Ce n'est pas si grave. On est des adultes, on ne va rien se reprocher, on va gentiment se dire au revoir et passer à la suite.
— Mais je t'aime !
— Comment peux-tu oser ? frémit Céline. Arrête ça immédiatement.
— Je te trouve dure tout de même. J'ai fait tout ce que j'ai pu…
— Moi aussi. Sous réserve d'acceptation du dossier.
— Nous deux, je ne veux pas que ça s'arrête.
— Moi si. Tout manquement à l'un des articles du savoir-vivre entraîne la nullité de la participation. Aucun prix de consolation.
Céline se sent mieux. En fait, elle se sent incroyablement bien. Pour la première fois depuis des années, elle respire librement, comme si un poids s'était envolé de sa poitrine. Une décision, quelques mots, et c'est plié ! Satisfaite ou remboursée ? Elle n'est ni l'une ni l'autre, mais elle ramasse quand même le gros lot : la liberté !
Elle sourit à tout le monde comme une gourde, mais ce n'est pas grave.
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