Eugénie a régulièrement connu des situations impossibles, ridicules, gênantes, mais pourtant jamais du niveau de celle qu'elle doit affronter ce matin. Pour se donner du courage, elle se répète que c'est sa punition bien méritée et que par bonheur, personne n'en saura jamais rien.
Entamant une ultime manœuvre, l'homme finit de garer sa voiture réparée de fraîche date dans le parking souterrain. Il n'a pas remarqué la silhouette tapie dans l'ombre qui l'attend. Il bloque le frein à main, attrape la sacoche posée sur le siège passager et descend.
Ses pas résonnent dans la structure déserte de béton brut. Il sursaute lorsqu'une forme à peine humaine se dresse en travers de son chemin.
— Bonjour, lui lance celle-ci d'une voix indéfinissable.
Il hésite à répondre. La diction et le timbre sont vraiment anormaux. On dirait un personnage de dessin animé qui parlerait du nez. Il se demande à qui — ou à quoi — il a affaire. Taille moyenne, vêtements informes, immenses lunettes de soleil et foulard qui ne laissent rien deviner du visage. À l'instinct, il parierait pour une femme, mais la nature réserve parfois des surprises.
— Bonjour, finit-il par répliquer avec méfiance.
— Ne vous inquiétez pas. Je viens en paix.
À l'instant même où elle prononce cette phrase, Eugénie se mord les lèvres. Avec sa dégaine, le pauvre type va penser qu'elle est un extraterrestre sapé comme un plouc qui projette d'envahir notre planète en commençant par les parkings, parce que dans sa galaxie, les Troulalas cosmiques manquent cruellement d'espace de stationnement.
— Que voulez-vous ?
— Je suis là pour votre voiture qui a été abîmée. Je le déplore.
— Qui êtes-vous ?
— Cela n'a pas d'importance. Mais je connais ceux qui ont commis cela. Ce sont des jeunes qui n'ont pas une vie facile. Encore un drame de notre société moderne. Mais ils ont compris la leçon.
Eugénie ne peut pas s'empêcher de se dire que c'est elle, le drame de la société moderne. Comment en est-elle arrivée là ?
— Vous ne voulez pas que j'aie pitié de ces petits délinquants, quand même ?
L'homme plisse les yeux pour essayer de mieux cerner son interlocutrice, mais son accoutrement l'en empêche. On dirait que la chose qui parle a empilé une multitude de couches d'habits.
— Je viens vous proposer un arrangement profitable pour vous comme pour eux. Je vous dédommage, et ces gamins des rues, qui ont le droit à une seconde chance, éviteront ainsi des problèmes avec la justice.
Elle lui tend une enveloppe.
— Voilà de quoi oublier cette mésaventure. En échange, je vous demande de retirer votre plainte et de faire en sorte que l'enquête soit classée.
L'homme hésite sur la réaction à adopter.
— Vous êtes de la famille de ces vauriens ?
— D'une certaine façon.
— Les réparations m'ont coûté très cher.
— Votre assurance a dû les rembourser. Considérez donc cette somme comme une confortable prime.
— Ils m'ont aussi fait perdre beaucoup de temps et m'ont stressé.
La première réponse qui vient à Eugénie est la suivante : « Pauvre chou, si on était payé pour son stress, j'aurais de quoi m'acheter Honolulu pour nager et un porte-avions pour ranger mes palmes. »
Mais elle ne peut pas lui dire cela parce que son plan tomberait à l'eau, et plutôt celle, vaseuse, de l'étang qu'elle a déjà bue que celle, bleue et translucide, d'Hawaï où elle n'a jamais mis les pieds. Aussi préfère-t-elle dire :
— Je me doute que cela n'a pas été facile, c'est pourquoi je suis ici. Cette somme rondelette devrait vous aider à surmonter ce préjudice.
L'homme fait un pas vers Eugénie, mais elle l'arrête :
— N'approchez pas ! Sinon, je disparais et vous aurez manqué votre chance !
Elle crève de chaud. Elle est à deux doigts du malaise. La pince sur le nez cachée sous son foulard ne l'aide pas à avoir une voix intimidante. Le timbre nasillard et haut perché accrédite la thèse de la bestiole à bec dur. Cette fois, c'est certain, l'homme va penser qu'elle vient d'une autre planète, ou du moins d'une autre branche du règne animal. Quelle joie d'apprendre que l'espèce des dodos n'est pas éteinte !
— Si ce marché vous convient, je dépose l'argent sur le sol et tout est bien qui finit bien.
— Si vous le dites…
— Alors nous sommes d'accord. Je vous renouvelle toutes mes excuses au nom de ces chenapans.
Eugénie se baisse laborieusement. Les nombreuses épaisseurs de tissu l'entravent et sa pince lui écorche les narines. L'anonymat est à ce prix.
Elle abandonne l'enveloppe.
— À présent, je vais sortir. Nous ne nous reverrons pas. Adieu, monsieur.
S'il lui court après, elle est fichue. Sous sa garde-robe multicouche issue du stock du théâtre, elle peine à respirer. Enfiler une robe Grand Siècle par-dessus un costume d'apiculteur n'était pas une bonne idée. En plus, elle passe de justesse dans les portes. Elle ne voit même plus ses pieds. Tant mieux — elle ne sait plus ce qu'elle porte comme chaussures, mais elle ne regrette pas de s'être épargné les palmes.
Pour trouver la force dont elle a encore besoin, Eugénie se dit qu'elle vient de résoudre un épineux problème et qu'elle n'aura sans doute jamais à faire pire dans sa chienne de vie.
Parfois, on se fait des idées.
— Alors docteur, comment va-t-il ?
— Sur le plan physique, plutôt bien. Il va évidemment garder une cicatrice sur le visage pendant quelque temps, mais il ne conservera aucune séquelle structurelle.
— Sa mémoire ?
— De ce côté-là, les nouvelles ne sont pas aussi bonnes… Nous ne décelons aucune évolution pour le moment. Il ne se souvient de rien avant son arrivée dans le service. On a été obligés de lui rappeler son propre nom…
— Pas le moindre souvenir ?
— Il est incapable de nous préciser son adresse, son activité professionnelle, s'il a des frères et sœurs, des enfants, ou même s'il est marié.
— Est-ce que c'est temporaire ?
— Même avec les progrès de la science, les arcanes du cerveau gardent leurs secrets. Ce genre d'amnésie peut très bien disparaître en quelques jours, ou durer des années. Je ne me risquerai pas à formuler un pronostic.
Céline se demande déjà comment elle va pouvoir gérer la perte de mémoire de Martial. Eugénie la réconforte, tandis que le docteur ajoute :
— Il a quand même fait preuve d'un comportement très surprenant hier soir. Troublant, devrais-je dire. Alors qu'il regardait la télé, il a soudain été pris de panique en voyant des images d'animaux. Les vaches et les chevaux, particulièrement, semblaient le terrifier. Vous avez une explication ? Un traumatisme lié à l'enfance ?
— Les arcanes du cerveau, docteur…
— C'est très juste. Je vous laisse lui rendre visite.
La main sur la poignée de la porte, devant la chambre, Céline hésite.
— Sois forte, l'encourage Eugénie, je sais que ce n'est pas évident.
— Je voudrais ne plus jamais être en contact avec cet individu. Il m'a fait souffrir et c'est encore moi qui me sens coupable, tu te rends compte ?
— On ne reste que quelques minutes, je suis là.
Elle entre. En découvrant son ex-mari avec son long pansement sur le visage dans le décor aseptisé de cette chambre d'hôpital, Céline est prise d'émotions contradictoires. Elle en veut énormément à cet homme, mais le voir ainsi alité, endormi, empêche sa rancœur de s'exprimer. Au pied du lit, elle l'observe. Eugénie se tient un peu en retrait.
Céline est perturbée. Si elle avait vu Martial dans la même situation trois ans auparavant, elle aurait été capable de donner ses deux reins pour qu'il guérisse. Elle aurait été mortifiée, anéantie à l'idée que l'homme qu'elle aimait tant puisse souffrir. Aujourd'hui, elle se dresse devant lui, distante, froide, peu concernée, d'abord satisfaite qu'Ulysse n'ait pas insisté pour venir rendre visite à son géniteur. Elle mesure l'évolution de ses sentiments et le gouffre abyssal qui s'est ouvert entre ce qu'elle éprouvait avant et ce qu'elle ressent maintenant. Comment a-t-elle pu aimer cet homme ?
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