« Mais elle est horrible ! » s’exclama Santo.
Lilliput se tourna vers lui en grognant.
Christmas se mit à rire, puis demanda à Santo de lui passer la boîte en fer-blanc que sa mère avait préparée.
« Tu veux la mettre au four ? » s’étonna Pep, apparu sur le seuil de l’arrière-boutique, quand il aperçut sa chienne badigeonnée de pommade. Il tenait une chaise dans une main et un journal dans l’autre.
La chienne se dirigea vers lui, remua la queue, tourna autour de ses jambes et puis revint voir Christmas.
Le boucher enfonça sa chaise dans la boue de la ruelle, posa son journal dessus et puis regagna l’échoppe. À son retour, il portait un épais manteau sur son tablier plein de taches de sang. Il s’assit et déplia son journal, gardant toujours un œil sur la boucherie.
« Tu sais pourquoi je peux mettre cette chaise dans la boue ? demanda-t-il avec fierté. Parce qu’elle est en métal ! Elle résiste à tout. Et le dossier et le siège sont en bakélite. On l’a inventée ici à New York, la bakélite, tu le savais ? C’est indestructible.
— Elle est chouette ! fit Christmas, puis il indiqua l’échoppe à Santo. Va vérifier qu’aucune charogne ne rentre là-dedans !
— Qui ça ? » demanda Santo.
Christmas soupira.
« Mets-toi à l’entrée, et arrange-toi pour qu’aucun gros malin ne prenne un morceau de viande gratis. »
Santo se dandina un peu, hésitant, et puis se dirigea vers le bout de la ruelle.
« Mais tu vas où ? l’interpella Christmas.
— Ben, je fais le tour…
— Je pense que tu peux passer par là (et il désigna l’arrière-boutique). Ça t’embête pas, Pep ? »
Le boucher hocha la tête.
« Tout c’qui compte, c’est que tu m’fauches pas la viande toi-même ! lança-t-il à Santo.
— Non non, m’sieur… non, moi je… » balbutia celui-ci.
Le boucher éclata de rire et Santo, piquant un fard, se faufila dans l’échoppe.
« Ça c’est un dur, hein ! » s’exclama Pep à l’intention de Christmas, avant de rire à nouveau.
Christmas ne répondit rien et continua à passer la pommade sur les plaies galeuses de Lilliput.
« Ah ça, tu l’as bien huilée ! s’exclama Pep. Et c’est quoi, ce machin ?
— C’est contre la gale.
— Parce que tu connais quelque chose à la gale, toi ?
— Moi, non. Mais le docteur qui me l’a préparée, lui, il s’y connaît.
— Dis-moi, petit, t’imagines pas que je vais payer pour ça, quand même ? »
Christmas se leva, s’essuya les mains sur son mouchoir et referma la boîte.
« Ben, le docteur me l’a pas donnée gratis, hein ! fit-il ensuite.
— Et qui t’a demandé de faire ça ? »
Sur ce, Pep se pencha sur son journal. Christmas haussa les épaules et flanqua un coup de pied dans un caillou. Lilliput courut après en grognant, elle le prit dans sa gueule, secoua la tête comme si elle se battait, puis revint auprès de Christmas et déposa la pierre devant lui. Christmas rit et y donna un autre coup de pied. À nouveau, Lilliput alla la chercher en grognant.
« Et combien ça t’a coûté, alors ? interrogea soudain le boucher en relevant la tête.
— Oh, deux dollars…, répondit Christmas comme si la question ne lui importait guère, avant de lancer à nouveau le caillou pour Lilliput.
— Deux dollars ? » s’exclama le boucher en secouant la tête, avant de recommencer à feuilleter son quotidien. Il parcourut distraitement un titre, puis abaissa brusquement le journal. Il siffla et, lorsque Lilliput le rejoignit, il la souleva de terre et la mit sous son nez, la reniflant comme si c’était vraiment un poulet rôti. Il la reposa. « Du citron. Et de la gnôle. » Il passa un doigt sur la peau rouge de la chienne et se frotta les doigts. « De la paraffine. » Puis il s’essuya la main sur son tablier et reprit sa lecture. Mais aussitôt après il l’abaissa à nouveau, regardant Christmas d’un air féroce.
« Merde, deux dollars ! s’écria-t-il. Pour un peu de citron, de gnôle merdique et de paraffine ?
— Le médecin dit qu’il faut l’appliquer deux fois par jour, répliqua Christmas en soutenant son regard.
— Petit, dit Pep en pointant vers lui un doigt gros comme une saucisse et couvert d’entailles, j’ai beaucoup entendu parler de toi, ces derniers jours ! On entend même que ça ! Mais j’ai un truc à t’dire. Moi j’en ai rien à foutre, de vous autres délinquants italiens, juifs ou irlandais ! Vous êtes que des merdeux. Tout c’que vous savez faire, c’est flanquer la trouille aux pauvres gens qui travaillent honnêtement. Mais moi, je m’en bats les couilles, de vos bandes, vous me faites pas peur ! Je vous prends à grands coups de pieds dans l’cul quand vous voulez ! C’est clair ? »
Christmas le fixait en silence. Santo, inquiet, sortit de l’arrière-boutique.
« Retourne à ton poste ! » lui ordonna Christmas.
Santo s’éclipsa.
« T’étais pas là pour lire ton journal, Pep ? fit alors Christmas.
— Me dis pas c’que j’ai à faire, p’tit con ! »
Lilliput, grognant joyeusement, posa à nouveau le caillou aux pieds de Christmas, qui donna un coup de pied dedans en souriant. Le boucher regarda sa chienne courir, exubérante, et ramener la pierre. « Elle se gratte déjà moins » maugréa-t-il, le visage encore renfrogné.
Christmas lança à nouveau le caillou.
« Oh, allez au diable ! » explosa le boucher, puis il se leva et prit sa chaise à la main. Son journal tomba à terre, dans une flaque de boue. « Voilà, t’es content ? dit-il, s’adressant à Christmas et indiquant le journal. Lilliput, on y va ! commanda-t-il à la chienne avant de rentrer dans l’arrière-boutique suivi de l’animal. Et toi aussi, dehors ! » entendit-on hurler peu après.
Alors que Santo sortait en hâte de l’échoppe avec une mine inquiète, Christmas ramassa le journal dans la boue.
« M. Pep m’a dit de te donner ça », et Santo tendit deux dollars à Christmas. Celui-ci sourit et les mit dans sa poche.
« Il nous paye bien, hein ? fit Santo.
— Plutôt.
— C’est quoi, ma part ? »
Christmas ouvrit le journal. En première page, un titre en grosses lettres annonçait : Il agresse la petite-fille de Saul Isaacson, le magnat du textile, puis assassine ses propres parents. La police donne la chasse à William Hofflund . Le visage de Christmas s’assombrit : « William Hofflund » lut-il d’une voix lente et vibrante de rage.
« C’est quoi, ma part ? » répéta Santo.
Christmas le regarda. Il avait les yeux plissés, pareils à des fentes.
« Regarde, c’est lui. William Hofflund » dit-il simplement, et puis il partit.
« Oui… c’est ça, c’est bon… ça vient… oui, c’est bon… ça sort… bravo… ça s’ouvre… la fleur s’entrouvre… et ça veut sortir… hum, ça pousse pour sortir… comme ça, maintenant, oui, oui, oui… vas-y, j’ai soif… »
« Sal ! » gémit Cetta. Secouée de spasmes, elle se laissa aller sans aucune pudeur, agrippant la chevelure épaisse de Sal avec ses doigts et appuyant la grosse tête de l’homme contre sa propre chair en feu, et elle sentit les humeurs chaudes de son propre corps couler sur les lèvres de Sal, agenouillé entre ses jambes. « Sal… » dit-elle encore, plus faiblement maintenant, relâchant sa prise et arquant paresseusement le dos, dans un dernier tressaillement, comme si tout s’arrêtait — cœur, respiration, pensées. Comme dans une pantomime de mort. Une mort douce à laquelle s’abandonner, mais pour ne mourir qu’un peu seulement ; et au réveil de cette petite mort, ouvrir péniblement les yeux et avoir l’impression que le monde entier est différent, voilé, somnolent et pourtant, en même temps, renouvelé. Nue sur le lit, elle soupira, s’étira comme un chat et puis se blottit contre la poitrine de l’homme qui s’était allongé à son côté. « Sal… »
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