– Alors, quoi? gueula-t-il.
– Rien, lui dis-je, en rigolant. La vie est belle!
– Allez, roulez! me lança-t-il, cédant à ce mot de passe, en vrai Français.
J'étais jeune, plus jeune que je ne le croyais. Ma naïveté cependant était vieille et désabusée. Éternelle, en vérité: je la retrouve dans chaque génération nouvelle, depuis celle des «rats» de Saint-Germain-des-Prés, de 1947, jusqu'à la beat généra tion californienne qu'il m'arrive de fréquenter parfois, pour m'amuser à reconnaître, en d'autres lieux et sur d'autres visages, les grimaces de mes vingt ans.
J'avais rencontré à cette époque une Suédoise adorable, comme on en rêve dans tous les pays depuis que le monde a fait don de la Suède aux hommes. Elle était gaie, jolie, intelligente, et surtout, surtout, elle avait une voix charmante, – j'ai toujours été sensible à la voix. Je n'ai pas d'oreille et il y a entre moi et la musique un malentendu triste et résigné. Mais je suis étrangement sensible aux voix de femmes. Je ne sais pas du tout à quoi c'est dû. C'est peut-être quelque chose de spécial dans mes oreilles, un nerf qui s'est mal logé: je me suis même fait examiner ma trompe d'Eustache par un spécialiste, une fois, pour voir ce qu'il y avait, mais il n'a rien trouvé. Bref, Brigitte avait la voix, moi j'avais l'oreille, et nous étions faits pour nous entendre. Nous nous entendions bien, en effet. J'écoutais sa voix et j'étais heureux. Je croyais naïvement, malgré les airs vieux et renseignés que j'affectais, que rien ne pouvait arriver à un si parfait accord. Nous donnions un tel exemple de bonheur que nos voisins d'hôtel, étudiants de toutes les couleurs et de toutes les latitudes, souriaient en nous croisant, le matin, dans l'escalier. Puis je remarquai que Brigitte devenait rêveuse. Elle allait souvent rendre visite à une vieille dame suédoise qui habitait l'Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Elle restait très tard, quelquefois, jusqu'à une heure, deux heures du matin.
Brigitte revenait à la maison très fatiguée et me caressait parfois la joue, en soupirant tristement.
Un doute secret se glissa en moi: je sentis qu'on me cachait quelque chose. Avec ma perspicacité précoce, il ne fallait pas beaucoup pour éveiller mes soupçons: je me demandais donc si la vieille dame suédoise n'était pas tombée malade, si elle n'était pas en train de s'éteindre tout doucement dans sa chambre d'hôtel. Et si elle était la propre mère de mon amie, venue à Paris pour se faire soigner par les grands spécialistes français? Brigitte avait une très belle âme, elle m'adorait et elle était femme à me dissimuler son chagrin, pour épargner ma sensibilité d'artiste et éviter de me troubler dans mes élans littéraires. Une nuit, vers une heure du matin, imaginant ma pauvre Brigitte en train de pleurer au chevet d'une mourante, je n'y tins plus et me rendis devant l'Hôtel des Grands Hommes. Il pleuvait. La porte de l'hôtel était fermée. Je me mis sous le porche de la Faculté de Droit et observai la façade de l'immeuble avec anxiété. Brusquement, une fenêtre s'éclaira au quatrième étage et Brigitte apparut au balcon, les cheveux défaits. Elle portait un peignoir d'homme et resta un moment immobile, le visage offert à la pluie. Je m'étonnai un peu. Je ne comprenais pas du tout ce qu'elle pouvait faire là, dans ce peignoir d'homme, les cheveux défaits. Peut-être avait-elle été prise sous l'averse et le mari de la dame suédoise avait dû lui prêter sa robe de chambre, pendant que ses vêtements séchaient. Un jeune homme en pyjama apparut soudain au balcon et s'accouda à côté de Brigitte. Cette fois, je fus vraiment surpris. Je ne savais pas que la dame suédoise avait un fils. Ce fut alors que la terre s'ouvrit soudain sous mes pieds, que la Faculté de Droit s'abattit sur ma tête et que l'enfer et l'abomination se partagèrent mon cœur: le jeune homme prit Brigitte par la taille, et mon dernier espoir – elle était peut-être tout simplement entrée chez un voisin pour remplir son stylo – s'évanouit d'un seul coup. Le gredin serra Brigitte contre lui et l'embrassa sur les lèvres. Là-dessus, il l'entraîna vers l'intérieur et la lumière se voila discrètement, mais ne s'éteignit pas tout à fait: ce criminel tenait par-dessus le marché à voir ce qu'il faisait. Je poussai un hurlement affreux et me ruai vers l'entrée de l'hôtel pour empêcher le crime d'être consommé. Il y avait quatre étages à grimper, mais je pensais bien arriver à temps, si le voyou n'était pas une brute finie et s'il avait du savoir-vivre. Malheureusement, la porte de l'hôtel était fermée et je dus cogner, sonner, hurler et me démener de mille façons, perdant ainsi un temps d'autant plus précieux que, là-haut, mon rival ne devait pas avoir les mêmes difficultés. Pour comble de malchance, dans mon affolement, j'avais mal repéré la fenêtre et lorsque le concierge vint enfin m'ouvrir, et que je volai comme un aigle d'étage en étage, je me trompai de porte, et lorsque celle à laquelle je frappai s'ouvrit, je sautai à la gorge d'un petit jeune homme dont la frayeur fut telle qu'il faillit se trouver mal dans mes bras. Il me suffit d'un coup d'œil pour comprendre que ce n'était pas du tout le genre de jeune homme qui reçoit des femmes dans sa chambre, bien au contraire. Il roula vers moi des yeux suppliants, mais je ne pouvais rien pour lui, j'étais trop pressé. Je me retrouvai donc dans l'escalier obscur, perdant des instants précieux à chercher la minuterie. J'étais sûr à présent d'arriver trop tard. Mon assassin n'avait pas quatre étages à grimper, pas de porte à enfoncer, il était à pied d'œuvre et, à l'heure qu'il était, il devait se frotter les mains. Brusquement, les forces me lâchèrent. Le découragement le plus complet s'empara de moi. Je m'assis dans l'escalier et essuyai la sueur et la pluie de mon front. J'entendis un flop-flop timide et le gracieux éphèbe vint s'asseoir à mes côtés et me prit la main. Je n'eus même pas la force de la lui retirer. Il se mit à me consoler: autant que je me souvienne, il m'offrait son amitié. Il me tapotait la main et m'assurait qu'un homme comme moi n'aurait aucune peine à trouver une âme sœur digne de lui. Je le regardai avec un vague intérêt: mais non, pour moi, il n'y a jamais rien eu à faire de ce côté-là. Les femmes étaient d'abominables garces, mais il n'y avait personne d'autre vers qui on pût se tourner. Elles avaient le monopole. Une immense pitié de moi-même m'envahit. Non seulement je venais de subir le plus cruel des affronts, mais il ne se trouvait dans le monde entier qu'une tantouse pour offrir de me consoler et me tenir la main. Je lui jetai un regard noir, et, quittant l'Hôtel des Grands Hommes, rentrai chez moi. Je me mis au lit, décidé à m'engager dans la Légion étrangère, dès le lendemain.
Brigitte revint vers deux heures du matin, alors que je commençais déjà à m'inquiéter: il lui était peut-être arrivé quelque chose? Elle gratta timidement à la porte, et je lui dis hautement et clairement, en un mot, ce que je pensais d'elle. Pendant une demi-heure, elle chercha à m'apitoyer, à travers la porte fermée. Puis il y eut un long silence. Pris de frousse à l'idée qu'elle allait peut-être retourner à l'Hôtel des Grands Hommes, je bondis hors du lit et lui ouvris. Je lui donnai quelques gifles bien senties – senties par moi, je veux dire: j'ai toujours eu la plus grande difficulté à battre les femmes, dans ma vie. Je dois manquer de virilité. Après quoi, je lui posai la question que je considère aujourd'hui encore, à la lumière d'une expérience de vingt-cinq ans, comme la plus idiote de ma carrière de champion:
– Pourquoi as-tu fait ça?
La réponse de Brigitte fut vraiment très belle. Émouvante, je dirai même. Elle montre vraiment la force de ma personnalité. Elle leva vers moi ses yeux bleus pleins de larmes, et puis, secouant ses boucles blondes et avec un effort sincère et pathétique pour tout expliquer, elle me dit:
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