– Il te ressemblait tellement!
Je n'en suis pas encore revenu. Je n'étais pas encore mort, on habitait ensemble, elle m'avait sous la main, mais non, il fallait qu'elle fît tous les soirs un kilomètre sous la pluie pour aller retrouver quelqu'un, uniquement parce qu'il me ressemblait. C'est ce qu'on appelle avoir du magnétisme, ou je ne m'y connais pas. Je me sentis beaucoup mieux. Je dus même faire un effort pour demeurer modeste, pour ne pas me rengorger. On dira ce qu'on voudra, mais je faisais tout de même une forte impression aux femmes.
Depuis, j'ai beaucoup réfléchi à la réponse que Brigitte m'avait donnée, et les conclusions, strictement nulles, auxquelles je suis parvenu, m'ont tout de même beaucoup facilité mes rapports avec les femmes – et avec les hommes qui me ressemblent.
Je n'ai plus jamais été trompé par une femme, depuis – enfin, je veux dire, je n'ai plus jamais attendu sous la pluie.
J'étais à présent dans ma dernière année de droit et, ce qui était plus important, sur le point de terminer ma Préparation militaire supérieure, dont les séances d'entraînement avaient lieu deux fois par semaine à un lieu dit La Vache Noire, à Montrouge. Une de mes nouvelles fut traduite et publiée en Amérique et la somme fabuleuse de cent cinquante dollars qui me fut versée me permit de faire un rapide voyage en Suède, à la poursuite de Brigitte, que je trouvai mariée. J'essayai de m'arranger avec le mari, mais ce garçon n'avait pas de cœur. Finalement, comme je devenais encombrant, Brigitte m'exila chez sa mère, dans une petite île tout au nord de l'archipel de Stockholm, dans un paysage de légende suédoise, et là, parmi les pins, j'errais, pendant que l'infidèle et son mari poursuivaient leurs amours coupables. La mère de Brigitte, afin de me calmer, me forçait à prendre chaque jour des bains glacés d'une heure dans la Baltique et elle restait là, implacable, la montre à la main, pendant que tous mes organes se rétrécissaient, que mon corps me quittait peu à peu et que je trempais là, vertical, morose et malheureux. Une fois, alors que j'étais étendu sur un rocher, attendant que le soleil voulût bien faire fondre le sang dans mes veines, je vis un avion à croix gammée traverser le ciel. Ce fut ma première rencontre avec l'ennemi.
Je n'avais prêté aux événements d'Europe qu'une oreille distraite. Non point que je fusse occupé exclusivement de moi-même, mais, peut-être parce que j'avais été élevé par une femme et entouré de tendresse féminine, je n'étais pas capable de haine soutenue, et il me manquait donc l'essentiel pour comprendre Hitler. Et le silence de la France face à ses menaces hystériques, au lieu de m'inquiéter, me paraissait le signe d'une force calme et sûre d'elle-même. Je croyais à l'armée française et à nos chefs vénérés. Bien avant celle que notre État-Major dressa à nos frontières, ma mère avait élevé autour de moi une ligne Maginot de certitudes tranquilles et d'images d'Ëpinal qu'aucun doute ni aucune inquiétude ne pouvaient entamer. C'est ainsi, par exemple, que ce fut seulement au lycée de Nice que j'appris pour la première fois notre défaite par les Allemands en 1870: ma mère avait omis de m'en parler. J'ajoute que, tout en ayant mes bons moments, il m'a toujours été difficile d'accomplir cet effort prodigieux de bêtise dont il faut être capable pour croire sérieusement à la guerre et en accepter l'éventualité. Je sais être bête, à mes heures, mais sans m'élever jusqu'à ces glorieux sommets d'où la tuerie peut vous apparaître comme une solution acceptable. J'ai toujours considéré la mort comme un phénomène regrettable et l'infliger à quelqu'un est tout à fait contraire à ma nature: je suis obligé de me forcer. Certes, il m'est arrivé de tuer des hommes, pour obéir à la convention unanime et sacrée du moment, mais ce fut toujours sans entrain, sans une véritable inspiration. Aucune cause ne me paraît assez juste, et le cœur n'y est pas. Lorsqu'il s'agit de tuer mes semblables, je ne suis pas assez poète. Je ne sais pas y mettre la sauce, je ne sais pas entamer un hymne de haine sacrée et je tue sans panache, bêtement, puisqu'il le faut absolument.
La faute en est aussi, je crois, à mon égocentrisme. Mon égocentrisme est en effet tel que je me reconnais instantanément dans tous ceux qui souffrent et j'ai mal dans toutes leurs plaies. Cela ne s'arrête pas aux hommes, mais s'étend aux bêtes, et même aux plantes. Un nombre incroyable de gens peuvent assister à une corrida, regarder le taureau blessé et sanglant sans frémir. Pas moi. Je suis le taureau. J'ai toujours un peu mal lorsqu'on coupe les arbres, lorsqu'on chasse l'élan, le lapin ou l’éléphant. Par contre, il m'est assez indifférent de penser qu'on tue les poulets. Je n'arrive pas à m'imaginer dans un poulet.
Nous étions à la veille de Munich, on parlait beaucoup de guerre, et le style de ma mère, dans les lettres qui me parvenaient dans mon exil sentimental à Bjôrkô, prenait déjà des accents sonnants et claironnants. Un de ces billets, d'une écriture énergique, aux grandes lettres penchées en avant et qui paraissaient déjà s’élancer sur l'ennemi, m'annonçait simplement que «La France vaincra parce qu'elle est la France», et, encore aujourd'hui, je trouve qu'on n'a jamais prédit plus clairement notre défaite de 40, ni mieux exprimé notre manque de préparation.
J'ai souvent essayé de m'orienter dans les «pourquoi» et les «comment» de cet amour étonnant d'une vieille dame russe pour mon pays. Je ne suis jamais parvenu à une explication bien valable. Certes, ma mère avait été marquée par les idées, les valeurs et les opinions bourgeoises qui avaient cours en 1900, à une époque où la France était «ce qu'on faisait de mieux». Peut-être y a-t-il eu, aussi, à l'origine, quelque traumatisme de jeunesse, subi au cours de ses deux voyages à Paris, et dont je serais, moi, qui ai gardé, toute ma vie, pour la Suède, une grande indulgence, le dernier à m'étonner. J'ai toujours eu tendance à chercher, derrière les causes superbes, quelque élan intime, et à guetter, au cœur des tumultueuses symphonies, le petit son de flûte tendre qui viendrait soudain montrer le bout de l'oreille. Il reste enfin l'explication la plus simple et la plus vraisemblable, c'est que ma mère aimait la France sans raison aucune, comme chaque fois que l'on aime vraiment. On imagine, en tout cas, ce que représentait dans un tel univers psychologique le galon de sous-lieutenant de l'Armée de l'Air qui devait bientôt orner mes manches. Je m'y étais employé activement. J'avais terminé à grand-peine ma licence en droit, mais, en revanche, je fus reçu à la Préparation militaire supérieure quatrième pour la région de Paris.
Le patriotisme de ma mère, s'exaltant dans l'imminence de ma grandeur militaire, prit alors une tournure inattendue.
C'est à cette époque, en effet, que se situe l'affaire de mon attentat manqué contre Hitler.
Les journaux n'en ont pas parlé. Je n'ai pas sauvé la France et le monde, perdant ainsi une occasion qui ne se représentera peut-être jamais.
L'affaire eut lieu en 1938, à mon retour de Suède.
Ayant abandonné tout espoir de reprendre mon bien, déçu et écœuré par le mari de Brigitte, qui n'avait aucun savoir-vivre, stupéfait de voir qu'on me préférait un autre, après tout ce que ma mère m'avait promis, et décidé à ne plus jamais, jamais rien faire pour une femme, je revins à Nice afin de lécher mes blessures et passer à la maison les dernières semaines avant mon incorporation dans l'Armée de l'Air.
Je pris un taxi de la gare, et, dès le tournant du boulevard Gambetta dans la rue Dante, je pus voir de loin, dans le petit jardin devant l'hôtel, une silhouette qui me fit sourire, comme toujours, avec tendresse et ironie.
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