Je fus tour à tour garçon dans un restaurant de Montparnasse, livreur tricycliste à la maison «Lunch-Dîner-Repas Fins», réceptionniste dans un palace de l'Etoile, figurant de cinéma, plongeur chez Larue, au Ritz, et maincourantier à l'Hôtel Lapérouse. J'ai travaillé au Cirque d'Hiver, au «Mimi Pinson», j'ai été placeur de publicité touristique pour le journal Le Temps, et je me livrai, pour le compte d'un reporter de l'hebdomadaire Voilà, à une enquête approfondie sur le décor, l'atmosphère et le personnel de plus de cent maisons closes de Paris. Voilà ne publia jamais l'enquête et j'appris avec une certaine indignation que j'avais œuvré, sans le savoir, pour un guide confidentiel à l'usage des touristes du Gai-Paree. Je ne fus, par-dessus le marché, jamais payé, le «journaliste» en question ayant disparu sans laisser de trace. Je collai des étiquettes sur des boîtes, et je suis probablement un des rares hommes à avoir vraiment sinon peigné, du moins peint la girafe, opération fort délicate, à laquelle je procédais dans une petite fabrique de jouets, où je passais trois heures par jour, le pinceau à la main. De tous les métiers que je fis à l'époque, celui de réceptionniste dans un grand palace de l'Étoile me fut de loin le plus pénible. Je fus continuellement snobé par le chef de réception, qui méprisait les «intellectuels», – on savait que j'étais étudiant en droit – et tous les chasseurs étaient pédérastes. J'étais écœuré par ces gamins de quatorze ans qui venaient vous offrir, en des termes non équivoques, les services les plus précis. Après cela, la visite des maisons closes pour Voilà fut comme une bouffée d'air frais.
Que l'on ne s'imagine pas que je jette ici contre les homosexuels une exclusive quelconque. Je n'ai rien contre eux – mais je n'ai rien pour eux non plus. Des personnalités pédérastes les plus éminentes m'ont souvent conseillé discrètement de me faire psychanalyser, pour voir si je n'étais pas récupérable et afin de découvrir si mon amour des femmes n'aurait pas été causé, dans mon enfance, par quelque traumatisme dont je pourrais être guéri. J'ai une nature méditative, un peu triste et je comprends même assez qu'à notre époque, après tout ce qui lui est déjà arrivé, depuis les camps de concentration, l'esclavage sous mille formes et la bombe à hydrogène, il n'y a vraiment aucune raison pour que l'homme ne se fasse pas… par-dessus le marché. Après avoir accepté tout ce que nous avons déjà accepté, comme lâcheté et comme servitude, on comprend mal de quel droit on ferait soudain les dégoûtés et les difficiles. Mais il faut être prévoyant. Il me paraît donc bon que les hommes de notre temps gardent au moins un petit coin de leur personne intacte, afin de se réserver encore quelque chose pour l'avenir, pour qu'il leur reste encore quelque chose à céder.
Mon emploi préféré fut celui de livreur tricycliste. J'ai toujours aimé la vue des victuailles et il ne me déplaisait pas de rouler à travers Paris porteur de plats bien cuisinés. Partout où j'allais, on m'accueillait avec satisfaction et empressement. J'étais toujours attendu. Un jour, je dus livrer un petit souper fin, caviar, Champagne, foie gras – la vraie vie, quoi – place des Ternes. C'était au cinquième: une garçonnière. Je fus reçu par un monsieur distingué, aux cheveux grisonnants, qui devait avoir l'âge que j'ai aujourd'hui. Il était vêtu de ce qu'on appelait alors «un veston d'intérieur». Le couvert était mis pour deux. Le monsieur, en qui je reconnus un écrivain fort célèbre à l'époque, promena sur mes victuailles un regard écœuré. Je remarquai soudain qu'il paraissait très abattu.
– Mon petit, me dit-il, rappelez-vous ceci: toutes les femmes sont des garces. J'aurais dû le savoir. J'ai écrit sept romans là-dessus.
Il fixait avec dégoût le caviar, le Champagne et le poulet en gelée. Il soupira.
– Vous avez une maîtresse?
– Non, lui répondis-je. Je suis fauché. Il parut favorablement impressionné.
– Vous êtes bien jeune, dit-il, mais vous paraissez connaître les femmes.
– J'en ai connu une ou deux, lui dis-je, modestement.
– Des garces? me demanda-t-il, avec espoir. Je louchai vers le caviar. Le poulet en gelée n'était pas mal non plus.
– Ne m'en parlez pas, lui dis-je. J'en ai bavé. Il parut satisfait.
– Elles vous ont trompé?
– Oh là! là! fis-je, avec un geste résigné.
– Pourtant, vous êtes jeune et vous êtes plutôt joli garçon.
– Maître, lui dis-je, en détournant avec effort mes yeux du poulet. J'ai été cocu, maître, affreusement cocu. Les deux femmes que j'ai aimées d'amour m'ont plaqué pour suivre des hommes de cinquante ans – que dis-je, cinquante? L'un d'eux avait la soixantaine bien sonnée.
– Non? dit-il, avec une satisfaction évidente. Racontez-nous ça. Tenez, asseyez-vous. Autant nous débarrasser de ce maudit repas. Le plus tôt il disparaîtra, le mieux cela vaudra.
Je me ruai sur le caviar. Je ne fis qu'une bouchée du foie gras et du poulet en gelée. Lorsque je mange, je mange. Je ne fignole pas, je ne tourne pas autour du pot. Je m'attable, et à nous deux! Je n'aime pas, en général, le poulet, qui finasse toujours un peu, sauf lorsqu'il se présente aux girolles, ou à l'estragon. Mais enfin, ça se laissait manger. Je lui racontai comment deux créatures, jeunes et belles, aux attaches fines, aux yeux inoubliables, m'avaient abandonné pour suivre dans la vie des hommes mûrs aux cheveux gris, dont l'un était un auteur assez connu.
– Il est certain que les femmes préfèrent des hommes expérimentés, m'expliqua mon hôte. Il y a quelque chose de rassurant, pour elles, dans la compagnie d'un homme qui connaît bien les choses et la vie, et qui s'est débarrassé de certaine… heu! impatiences de la jeunesse.
J'acquiesçai hâtivement. J'en étais aux petits fours.
Mon hôte me versa encore un peu de Champagne.
– Il vous faut patienter un peu, jeune homme, me dit-il avec bienveillance. Un jour, vous mûrirez, vous aussi, et vous aurez alors, enfin, quelque chose à offrir aux femmes – quelque chose qu'elles recherchent par-dessus tout – une autorité, une sagesse, une main calme et assurée. La maturité, quoi. Vous saurez alors les aimer, et vous en serez aimé.
Je me versai encore du Champagne. Il n'y avait plus à se gêner. Il ne restait plus une profiterole nulle part. Je me levai. Il prit dans sa bibliothèque un de ses ouvrages et me le dédicaça. Il me mit la main sur l'épaule.
– Il ne faut pas vous décourager, mon petit, me dit-il. Vingt ans, c'est un âge difficile. Mais cela ne dure pas. C'est un mauvais moment à passer. Lorsqu'une de vos amies vous quitte pour suivre un homme mûr, prenez cela pour ce que c'est: une promesse d'avenir. Un jour, vous serez un homme mûr, vous aussi.
«Merde», pensai-je, avec inquiétude.
Ma réaction est tout à fait la même aujourd'hui, maintenant que ça y est.
Le maître me raccompagna jusqu'à la porte. Nous nous serrâmes longuement la main, en nous regardant dans les yeux. Un beau sujet pour un prix de Rome: la Sagesse et l'Expérience donnant la main à la Jeunesse et ses Illusions.
J'emportai le livre sous mon bras. Mais je n'avais pas besoin de le lire. Je savais déjà tout ce qu'il y avait dedans. J'avais envie de rire, de siffler et de parler aux passants. Le Champagne et mes vingt ans donnaient des ailes à mon tricycle. Le monde était à moi. Je pédalai à travers le Paris des lumières et des étoiles. Je me mis à siffler, lâchant le guidon, battant l'air de mes bras et lançant des baisers aux dames seules dans les voitures. Je brûlai un feu rouge et un flic m'arrêta d'un coup de sifflet indigné.
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