– Jure-moi de faire attention! Promets-moi de ne rien attraper!
– Je te le promets.
Ma mère resta là un long moment encore, sans prier, en pleurant seulement. Puis je l'aidai à se relever, et nous nous retrouvâmes dans la rue. Elle essuya ses larmes et parut tout à coup très satisfaite. Il y eut même une trace de ruse presque enfantine sur son visage, lorsqu'elle se tourna vers l'église pour la dernière fois.
– On ne sait jamais, dit-elle.
Le lendemain matin, je pris l'autocar pour Paris. Avant de partir, je dus m'asseoir et rester assis un moment, selon la vieille superstition russe, pour conjurer le mauvais sort. Elle m'avait remis cinq cents francs, qu'elle me força à porter dans une sacoche, sous la chemise, autour du ventre, sans doute pour le cas où l'autocar serait arrêté par des brigands. Je me promis que ce serait là la dernière somme d'argent que j'accepterais d'elle, et bien que je n'aie pas tenu tout à fait parole, cela me soulagea beaucoup sur le moment.
A Paris, je m'enfermai dans ma minuscule chambre d'hôtel et, négligeant les cours à la Faculté de Droit, je me mis à écrire tout mon saoul. A midi, je me rendais rue Mouffetard où j'achetais du pain, du fromage et, naturellement, des concombres salés. Je n'arrivais jamais à rapporter les concombres chez moi intacts: je les dévorais toujours séance tenante, dans la rue. Ce fut pendant plusieurs semaines ma seule source de satisfaction. Les tentations, pourtant, ne manquaient pas. En me restaurant, debout dans la rue, le dos au mur, mon regard fut à plusieurs reprises attiré par une jeune fille d'une beauté absolument inouïe, aux yeux noirs et aux cheveux bruns, d'une douceur tout à fait sans précédent dans l'histoire du cheveu humain. Elle faisait son marché à la même heure que moi et je pris l'habitude de guetter son passage dans la rue. Je n'attendais absolument rien d'elle – je ne pouvais même pas lui offrir le cinéma – tout ce que je désirais, c'était pouvoir manger mon concombre en la savourant du regard. J'ai toujours eu tendance à avoir faim devant le spectacle de la beauté, devant les paysages, les couleurs, les femmes. Je suis un consommateur-né. La jeune fille finit du reste par s'apercevoir du regard bizarre que je posais sur elle en dévorant mes concombres salés. Elle dut être assez frappée par mon goût immodéré pour les crudités, par la rapidité avec laquelle je les ingurgitais, et, le regard fixe, elle souriait tout de même un peu en passant à côté de moi. Finalement, un beau jour, comme je me surpassais, avalant un concombre énorme, elle n'y tint plus et elle me dit au passage, avec une trace de sincère sollicitude dans la voix:
– Dites donc, vous finirez par en crever!
Nous liâmes connaissance. J'eus cette chance que la première jeune fille dont je tombai amoureux à Paris fût un être totalement désintéressé. Elle était étudiante, et, avec sa sœur, certainement la plus jolie fille du Quartier latin à l'époque. Des jeunes gens à automobile lui faisaient une cour assidue, et encore aujourd'hui, vingt ans après, lorsqu'il m'arrive de l'apercevoir dans Paris, mon cœur se met à battre plus vite et j'entre dans la première épicerie russe sur mon chemin pour acheter une livre de concombres salés.
Un matin, alors qu'il ne me restait plus que cinquante francs en poche et qu'un nouvel appel à ma mère devenait impératif, en ouvrant l'hebdomadaire Gringoire, je trouvai ma nouvelle L'Orage imprimée sur toute une page, et mon nom en caractères bien gras, partout où il fallait.
Je repliai l'hebdomadaire lentement et rentrai chez moi. Je n'éprouvais aucune joie, au contraire, je me sentais étrangement fatigué et triste: je venais de donner mon premier coup d'épée dans l'eau.
Par contre, il est difficile de décrire la sensation que la publication de la nouvelle provoqua au marché de la Buffa. Un apéritif d'honneur fut offert à ma mère par la corporation, et des discours furent prononcés, avec l'accent. Ma mère mit le numéro de l'hebdomadaire dans son sac et ne s'en sépara plus jamais. A la moindre altercation, elle le sortait de là, le dépliait, fourrait la page ornée de mon nom sous le nez de l'adversaire, et disait:
– Rappelez-vous à qui vous avez l'honneur de parler! Après quoi, la tête haute, elle quittait triomphalement le terrain, suivie par des regards éberlués.
La nouvelle me fut payée mille francs et, cette fois, je perdis complètement la tête. Je n'avais jamais vu une telle somme d'argent auparavant et, allant tout de suite à l'extrême, comme quelqu'un que je connaissais si bien, je me sentis à l'abri du besoin jusqu'à la fin de mes jours. La première chose que je fis fut d'aller à la brasserie Baîzar, où je dégustai deux choucroutes et du bœuf gros sel. J'ai toujours été gros mangeur et, au fur et à mesure que je diminue moi-même, je mange de plus en plus. Je louai une chambre au cinquième, avec fenêtre sur rue, et j'écrivis une lettre très calme à ma mère, dans laquelle j'expliquais que j'avais désormais un contrat permanent avec Gringoire, ainsi qu'avec plusieurs autres publications, et que si elle avait besoin d'argent, elle n'avait qu'à me le faire savoir. Je lui fis parvenir un énorme flacon de parfum et un bouquet de fleurs par télégramme. Je m'achetai une boîte de cigares et une veste de sport. Les cigares me donnaient mal au cœur, mais résolu à bien vivre, je les fumai jusqu'au dernier. Là-dessus, saisissant mon stylo, j'écrivis coup sur coup trois nouvelles, lesquelles me furent toutes renvoyées, non seulement par Gringoire, mais aussi par tous les autres hebdomadaires parisiens. Pendant six mois, aucune de mes œuvres ne vit la lumière du jour. Elles étaient jugées trop «littéraires». Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Je l'ai compris depuis. Encouragé par mon premier succès, je me laissais aller à mon dévorant besoin de saisir coûte que coûte la dernière balle, d'aller d'un seul jet de la plume jusqu'au fond du problème, et comme le problème n'avait pas de fond, et que, de toute façon, je n'avais pas le bras assez long, j'en étais une fois de plus réduit à mon rôle de clown dansant et piétinant sur le court de tennis du Parc Impérial, et mon exhibition, pour tragique et burlesque qu'elle fût, ne pouvait que rebuter le public par son impuissance à dominer ce que je n'arrivais même pas à saisir, au lieu de le rassurer par l'aisance et la maîtrise avec lesquelles les professionnels savaient se maintenir toujours légèrement en deçà de leurs moyens. Il me fallut beaucoup de temps pour admettre que le lecteur avait droit à certains égards et qu'il fallait bien lui indiquer, comme à l'Hôtel-Pension Mermonts, le numéro de la chambre, lui donner la clef, et l'accompagner à l'étage pour lui montrer où se trouvent la lumière et les objets de première nécessité.
Je me trouvai très rapidement dans une situation matérielle désespérée. Non seulement mon argent s'était évaporé avec une rapidité incroyable, mais je ne cessais de recevoir des lettres de ma mère, débordantes de fierté et de gratitude, et elle me demandait de lui annoncer à l'avance les dates de publication de mes chefs-d'œuvre futurs, afin de pouvoir les montrer à tout le quartier.
Je n'eus pas le coeur, de lui avouer ma déconvenue.
Je fis appel à un subterfuge fort habile, dont je suis très fier encore aujourd'hui.
J'écrivis à ma mère une missive dans laquelle je lui expliquai que les directeurs de journaux exigeaient de moi des nouvelles d'une qualité si bassement commerciale, que je me refusais à compromettre ma réputation littéraire en les signant de mon nom. J'allais donc, lui confiai-je, signer ces sous-produits de pseudonymes divers – et je la suppliais, en même temps, de ne pas divulguer, autour d'elle, l'expédient auquel j'avais ainsi recours, afin de ne pas causer de peine à mes amis, à mes professeurs du lycée de Nice, bref, à tous ceux qui croyaient à mon génie et à mon intégrité.
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