Redoutant d'être désigné comme un représentant du camp écolo, Patrick s'indigne plus fort que les autres. Il pose des questions, boit des verres, approuve systématiquement les propos de Navet. Soulagé d'avoir échappé а une mise en examen, le maire joue l'homme raisonnable qui, mieux que les autres, connaît les ressorts de la justice, les excès de l'information, les besoins réels du village. Il affirme que le développement doit jouer, aujourd'hui, la carte touristique, en harmonie avec une petite industrie locale.
Navet reprend la parole et parle de la diversification de son entreprise. Le procès achevé, il lancera de nouveaux chantiers pour faire oublier la catastrophe. Idée maîtresse: un circuit routier а travers les dunes; une chaussée а deux voies longeant le littoral, ponctuée de points de vue et de points de vente. Les automobilistes, sans quitter leur véhicule, pourront arpenter les plus beaux paysages de la côte.
– Nous avançons lentement mais sûrement, dit le maire. Il faut agir étape par étape.
Une moto passe dans le ciel. Patrick, complètement ivre, a de nouveau l'impression d'entendre un mouton bêler. Mais tous les visages se tournent vers l’écran, pour admirer un reportage sur les landes sauvages d’Irlande et leurs troupeaux de brebis.
– C’est beau! s’exclame Joseph.
– Si j’avais les moyens, approuve Gérard, j’irais en vacances là-bas, à la pêche au saumon!
(SORTIE DE CLASSE)
Gare de Lyon, huit heures du matin. Au milieu de la foule des employés, étudiants, ouvriers, cadres moyens et supérieurs, un homme à cheveux gris agite un petit panneau. Perdu dans le grouillement des voyageurs et des banlieusards, il exhibe une pancarte, ornée de trois mots en lettres capitales: WAGON DES ECRIVAINS. Ces indications mystérieuses, sous l’immense charpente en fer de la révolution industrielle, ne suscitent qu’indifférence, avant d’attirer d’autres individus costumés chargés de cartables, d’attachés-cases… Ils sont à présent une vingtaine autour du panneau. Certains sont vieux, d’autres jeunes, assez semblables aux différents humains qui s’agitent autour d’eux, munis de micro-ordinateurs, dossiers, quotidiens économiques. Certains se reconnaissent, se congratulent. L’homme à la pancarte consulte plusieurs fois une liste, il compte les arrivants puis lance enfin, avec un sourire:
– Par ici les écrivains.
Alors, tous s’engagent derrière lui sur le quai – tel un groupe de collégiens en sortie de fin d’année – et grimpent dans le train à très grande vitesse.
Nous sommes un groupe de littérateurs levés de bon matin, douchés, peignés, parfumés, habillés, rassemblés par le sympathique organisateur qui doit nous conduire à notre but: un salon du livre en province. A l’intérieur du wagon, la plupart des écrivains s’assemblent par dux et commencent à bavarder, tandis qu’une jeune fille distribue du café. L’ambiance est bonne. Je ne connais pas le livre de mon voisin, mais nous sommes contents de nous considérer mutuellement comme des écrivains. Le train file à deux cents à l’heure parmi les campagnes de Bourgogne; beaux et lointains villages, derrière les vitres haute sécurité. Nous causons, émettons quelques éclats de rire, divers signes de connivence qui marquent notre appartenance au monde des lettres françaises. Quelques-uns sortent des livres, des dossiers, des stylos et font semblant de travailler.
Arrivés à la destination, nous grimpons l’un derrière l’autre dans un autocar stationné devant la gare. Le véhicule traverse les rues étroites de la ville puis stationne sur un parking, devant le palais d’expositions. Nous descendons à la queue leu leu, précédés par notre sympathique animateur qui nous entraîne vers ce hangar en panneaux préfabriqués. Le bâtiment est orné pour l’occasion de banderoles dédiées à la "Douzième foire du livre". Nous entrons sous les néons, dans un tumulte de centre commercial. Aux stands s’entassent des dizaines d’autres écrivains, attablés derrière leurs piles de livres. Des curieux circulent d’un présentoir à l’autre. Suspendus au plafond, les sigles des vieilles maisons d’édition désignent chaque rayonnage comme une marque d’électroménager.
Cette fête figure parmi les principales animations de la saison. Le livre est à la mode; mais les clients, sceptiques, considèrent les visages autant que les ouvrages. Les travaux de dédicace s’avèrent parfois pénibles. La vente est difficile. Chaque volume acheté par un lecteur est une aubaine. Assis derrière ma table, trônant sur mon oeuvre à trois cents francs le kilo, je recours aux techniques du petit commerce, souris aux dames, vante ma marchandise en ironisant, ce qui me vaut parfois d’honorables résultats.
L’après-midi est chaud. Une foule compacte de parents, d’enfants, de vieillards, se presse dans les allées, mêlée à une poignée d’intellectuels locaux. Quelques écrivains régionaux vendent des récits du terroir et feignent d’ignorer les écrivains parisiens. Amplifié par les enceintes acoustiques, un animateur lit des poèmes, diffuse des interviews d’écrivains. Assis derrière leurs tables, légèrement moqueurs, les romanciers d’avant-garde, les membres de jurys littéraires s’affichent comme les autres devant un public sévère. Face à la clientèle, ils se rapprochent dans des actes de fraternité, ironisent en aparté tels les membres d’une tribu égarés dans une autre tribu. Mais ils comptent secrètement leurs exemplaires vendus, chacun espérant battre son voisin. Seuls ceux qui ne vendent absolument rien s’autorisent à mépriser définitivement tous les autres.
Une handicapée apparaît dans l’allée centrale. Poussée par un homme, affalée sur sa chaise roulante, cette paralytique obèse trace son sillage, en repoussant brutalement la foule. Monstre moustachu, mi-femme mi-bête, elle porte sur ses genoux un roquet qui jette aux écrivains des aboiements furieux. Trônant dans sa voiture à deux roues, la malade glisse, arrogante, parmi les représentants de l’élite littéraire. Elle passe comme une reine, accorde ici ou là un oeil à ceux qui l’intéressent. Elle ordonne à son chauffeur de freiner, feuillette un recueil de poèmes, le repose de travers, l’air dégoûté, puis redémarre. Levant son regard d’ogresse depuis une pile de romans jusqu’au noble visage d’un académicien gâteux, la grosse femme hésite un instant, scrute le patriarche comme une viande avariée, puis elle articule fortement à l’intention de son pilote: "NON!", avant de s’enfoncer plus loin.
A sa suite bondissent, dans les allées, les enfants des écoles. Entraînés par leurs instituteurs, des écoliers envahissent le salon, piaillant, souriant, questionnant, pleins d’amour, mais dépourvus d’argent pour acheter le moindre volume. Incités à interroger les auteurs en vue d’une prochaine rédaction, ils procèdent à des interviews, des sondages, récoltent des dédicaces sur leurs cahiers d’écoliers. Un instant, les écrivains s’accrochent à ce public de substitution; puis ils se lassent et refusent de signer, agacés par ce faux succès, cett reconnaissance vague qui concerne leur profession mais pas eux, personnellement.
Au fil de la journée, les espoirs diminuent. Après quelques heures d’attente derrière leur table, les gloires de Saint-Germain-des-Prés se résignent, se relâchent, sortent fumer des cigarettes, abandonnent leur poste… S’accaparant les faveurs de la foule, quelques auteurs vedettes – hommes politiques, acteurs, chefs d’entreprise – vendent leurs livres de souvenirs par cartons entiers. Choyées par les notables locaux, les stars télévisuelles débitent leurs Mémoires, triomphent, bavardent, improvisent rapidement des dédicaces, sous les regards consternés des vrais écrivains . Heureusement, en fin de journée, les organisateurs du salon font le tour des stands, et achètent quelques livres à ceux qui n’ont rien vendu.
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