Michel Bussi
Le Temps est assassin
Aux amis de l’adolescence que l’on garde toute sa vie
Bergerie d’Arcanu, le 23 août 1989
— Clo? Clo?
Tú me estás dando mala vida
— Clo?
Lentement, Clotilde fit glisser le casque posé sur ses oreilles. Contrariée. La voix de Manu Chao et les cuivres de la Mano Negra grésillèrent dans le silence des pierres chaudes, à peine plus forts que les grillons derrière les murs de la bergerie.
— Ouais?
— On y va…
Clotilde soupira sans bouger du banc où elle était installée, un tronc fendu en deux qui lui râpait les fesses. Elle s’en fichait. Elle aimait bien cette position décontractée, limite provoc, les pierres qui lui tailladaient le dos sous sa robe de toile, l’écorce et les échardes qui lui grattaient les cuisses à chaque fois que sa jambe battait le rythme de la fanfare de la Mano. Son cahier sur les genoux, son stylo entre les doigts. Assise en boule. Ailleurs. Libre. Contraste total avec la belle-famille, raide, corse, corsetée. Elle augmenta le son.
Se la traga mi corazón
Ces musicos étaient des dieux! Clotilde fermait les yeux, ouvrait les lèvres, elle aurait tout donné pour être téléportée au premier rang d’un concert de la Mano Negra, prendre trois ans, trente centimètres, trois tailles de bonnet le temps de ce voyage éclair. Faire gigoter de bons gros seins sous un tee-shirt noir trempé de sueur, sous le nez des guitaristes en transe.
Elle ouvrit les yeux. Nicolas se tenait toujours devant elle. L’air emmerdé.
— Clo, tout le monde t’attend. Papa va pas…
Nicolas avait dix-huit ans, trois ans de plus qu’elle. Plus tard, son frère serait avocat. Ou responsable syndical. Ou négociateur au sein du GIGN, le type qui parlemente avec les braqueurs coincés dans la banque pour faire sortir un par un les otages. Nicolas adorait jouer les enclumes. Se faire taper dessus, prendre les chocs, encaisser. Ça devait lui donner l’illusion qu’il était plus costaud que les autres, plus raisonnable, plus fiable. Sans doute que ça lui serait utile toute sa vie.
Clotilde tourna le regard et observa un instant les lunes jumelles au large de la pointe de la Revellata, l’une tombée dans l’eau, l’autre accrochée au ciel sombre; on aurait dit deux fugueuses poursuivies par le phare de la presqu’île, la première tremblante et la seconde effarée. Elle hésita à refermer les yeux. C’était si simple au fond de se téléporter sur une autre planète.
Coordination des deux paupières.
Un, deux, trois… rideau!
Mais non, elle devait les garder ouverts, profiter des dernières minutes, écrire dans le cahier posé sur ses genoux, avant que son rêve ne s’envole. Graver les mots sur la page blanche. Une urgence. Absolue.
Mon rêve se passe juste à côté, mais dans très longtemps, plage de l’Oscelluccia, j’ai reconnu les rochers, le sable, la forme de la baie, ils sont toujours pareils. Pas moi, moi, je suis devenue vieille. Une mamie!
Cela dura quoi? Deux minutes? Le temps que Clotilde écrive encore une dizaine de lignes, le temps de Rock Island Line . Elles ne sont pas longues, les chansons de la Mano Negra.
Papa prit cela pour une provocation. Ce n’en était pas une pourtant. Pas cette fois. Il l’attrapa par le bras.
Clotilde sentit le casque s’envoler, puis l’écouteur droit rester coincé dans une touffe de ses cheveux noirs collés de gel. Son stylo tomba dans la poussière. Le cahier resta posé sur le banc sans qu’elle ait le temps de le saisir, de le glisser dans son sac, de le cacher au moins.
— Papa, tu me fais mal, merde…
Papa ne rajouta rien. Calme. Froid. Lisse. Comme d’hab… Un morceau de banquise échoué en Méditerranée.
— Tu te dépêches, Clotilde. On part pour Prezzuna. Tout le monde t’attend.
La main poilue de papa emprisonna son poignet. Le tira. Sa cuisse nue se brûla au banc de bois. Il ne lui restait plus qu’à espérer que ce soit Mamy Lisabetta qui ramasse son cahier, le range avec le reste de ses affaires éparpillées en bordel dans la ferme, sans l’ouvrir, sans le lire. Elle le lui rendrait demain. Elle pouvait faire confiance à Mamy.
A elle seule…
Papa la traîna ainsi sur quelques mètres, puis la poussa devant lui, comme on lâche la main d’un bébé qui commence à marcher seul, restant quelques pas derrière elle, bras en tenaille. Dans la cour de la bergerie, autour de la grande table, toute la sainte famille la regardait, visages de cire figés, bouteilles de vin vidées, bouquets de roses jaunes fanés. Papé Cassanu, Mamy Lisabetta, la tribu… On aurait dit l’annexe du musée Grévin. Le pavillon des Corses. Les cousins inconnus de Napoléon.
Clotilde se força pour ne pas exploser de rire.
Jamais papa n’aurait levé la main sur elle, mais il restait cinq jours de vacances. Elle devait ne pas trop en rajouter, question insolence, si elle ne voulait pas que son Walkman, son casque et ses cassettes finissent balancés au large de la pointe de la Revellata, si elle voulait retrouver son cahier, si elle voulait revoir Natale et peut-être même croiser Orophin, Idril et leurs bébés dauphins, si elle voulait avoir suffisamment de liberté pour espionner la bande de Nicolas et Maria-Chjara…
Elle avait compris le message. Clotilde trottina sans traîner les pieds jusqu’à la Fuego. Changement de programme donc, on part pour Prezzuna? OK, elle irait sagement écouter ce concert de polyphonies dans cette chapelle perdue dans le maquis, avec papa, maman et Nicolas. Une soirée à sacrifier, ça allait. Y laisser aussi son amour-propre, ça, c’était plus dur à avaler.
Elle vit juste son Papé Cassanu se lever, fixer papa, et papa lui faire signe que tout allait bien. Le regard de son Papé lui fit peur. Enfin, plus que d’habitude.
La Fuego était garée en contrebas, dans le chemin qui descendait vers la Revellata. Maman et Nicolas étaient déjà assis dans la voiture. Nicolas se poussa pour lui faire une place sur la banquette arrière, avec un petit sourire complice cette fois. Lui aussi, ce concert dans cette église perdue dans le maquis, cette obsession de papa, ça l’emmerdait.
Plus qu’elle, même; beaucoup plus qu’elle. Mais Nicolas était décidément très fort pour ne rien laisser paraître. Plus tard, après sa licence d’enclume, il serait peut-être même président de la République, comme Mitterrand, il apprendrait à tout encaisser pendant sept ans sans broncher, pour se faire réélire les doigts dans le nez à la fin… Rien que pour le plaisir d’en prendre plein la gueule pendant encore sept ans.
Papa roulait vite. Comme souvent depuis qu’il avait acheté sa Fuego rouge. Comme souvent quand il était énervé. Une colère silencieuse. Maman posait de temps en temps sa main sur son genou, sur ses doigts quand il passait les vitesses. Il était le seul à vouloir aller écouter ce foutu concert. Ça devait se bousculer dans sa tête, les gosses ingrats, sa femme qui les défend, les racines insulaires oubliées, leur culture, leur nom à respecter, sa tolérance, sa patience; le «pour une fois», «un seul soir, c’est pas trop vous demander, merde!».
Les virages défilaient. Clotilde avait à nouveau posé le casque sur ses oreilles. Elle avait toujours un peu peur sur ces routes corses, même de jour, surtout de jour, quand ils croisaient un car, un camping-car; c’était une folie, les corniches, sur cette île. Elle pensa qu’à la vitesse où papa roulait pour passer ses nerfs, ou ne pas arriver en retard, ou être au premier rang dans sa chapelle sous les châtaigniers, s’il croisait une chèvre, un sanglier, n’importe quelle bestiole en liberté, c’était fini…
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