De rares teenagers passent en groupes, désinvoltes, pressés de retourner à leurs mobylettes. Les amateurs de littérature sont plus souvent des femmes mûres, professeurs, infirmières, à la recherche de récits tristes. J’ai un certain succès avec les femmes légères; malheureusement, c’est une grosse fille de mon âge qui vient à présent se poster devant moi. Elle est laide, boutonneuse, vêtue d’un anorak. Elle fume une cigarette et feuillette mes livres, sceptique, en laissant tomber sa cendre. Elle disparaît, revient, repart, revient plusieurs fois et m’observe avec une grimace. Au début, je suis aimable; je tente de nouer la conversation, espérant qu’elle va acheter. Mais elle continue à feuilleter, écorne les pages, laisse traîner ses doigts graisseux, fait sentir qu’elle me trouve médiocre.
Soudain, elle me fixe dans les yeux. Son regard d’égal à égal me glace. Moi qui regnais derrière ma table de jeune écrivain, je me sens ridicule. La fille m’observe comme un prétentieux et prononce soudain:
– Comment t’as fait pour te faire éditer?
Un peu honteux, je jure que j’ai donné mon manuscrit à des éditeurs. Elle me regarde, méprisante, et grogne:
– Paraît qu’il faut être pistonné…
C’est la rentrée des classes. Je suis dans une cour d’école plantée de marroniers. Nous ne nous connaissons pas encore, mais cette fille ne m’aime pas et elle me le dit…
Elle se penche vers le sol, disparaît un instant derrière la table, fouille dans une sacoche puis resurgit, munie d’un manuscrit, et m’informe qu’il a été refusé par douze maisons d’éditions. Elle semble m’en vouloir personnellement. Censurée dans sa parole, elle me désigne, moi, le novice, pour endosser la culpabilité du milieu littéraire à son égard. Elle me trouve moche. Elle ne peut comprendre que je sois là, à sa place.
(HIVER)
Manger des petits pois en écoutant les ondes courtes. Jeter une bûche dans le fourneau. Regarder les flocons tomber par la fenêtre.
Depuis quelques jours, le sol a blanchi autour de la maison. Le paysage s’est arrondi en vagues douces et silencieuses d’où émerge le manteau de sapins. J’entrouvre la porte et m’avance sur la terrasse, dans l’air glacé; je regarde les arcs des montagnes qui s’entrecoupent au lointain, la forêt bleue plantée dans une mer d’ouate; j’entends les cris rares de quelques oiseaux. Je retourne m’asseoir près du fourneau.
Hier, à la nuit tombante, j’ai traversé le cimetière où les croix surgissaient de la neige comme des spectres silencieux, bercés par les grelots du torrent. A l’entrée du presbytère, j’ai tiré la pognée rouillée d’une sonnette. Quelques instants plus tard, la porte s’est ouverte sur un vieillard de quatre-vingts ans à grande barbe grise. Sur sa poitrine étaient épinglés une croix d’écclésiastique et un badge de l’office du tourisme: "Les Vosges, c’est sympa". Les vieux curés tâchent d’avoir l’air jeune. Il m’a fait entrer pour boire l’apéritif. Dans le vestibule s’entassaient des piles de journaux religieux, quotidiens et périodiques traitant de l'actualité catholique depuis un demi-siècle; et aussi des entassements de croix, de bougeoirs, de missels, de soutanes brodées; toutes sortes d'ornements ecclésiastiques périmés.
Quelques chaussettes mouillées, accrochées а des pinces а linge, pendaient au-dessus du réchaud de la cuisine. Un missel, un calice et un ostensoir étaient posés sur une petite table, près de l'évier. Faute de paroissiens, le curé dit la messe chez lui, les jours de semaine. Un oeil sur la casserole en train de mijoter, il accomplit ses invocations; il répète un sermon, répond au téléphone au milieu du Sanctus; puis, saisi par une légère culpabilité, il achève l'eucharistie avec une vraie dévotion.
Nous avons pris la direction de l'auberge, en traversant de nouveau le cimetière. «Un emplacement recherché», précise le curé. Sa paroisse fait fureur pour les mariages et les enterrements. Les dimanches de printemps, on accourt des villes voisines pour s'épouser dans un décor d'autrefois. А l'approche de la mort, beaucoup de citadins et de banlieusards rêvent d'une tombe au creux des montagnes. Les concessions sont prises d'assaut. Le marché des caveaux flambe. Le maire doit prendre des mesures, refuser les corps étrangers.
Il faisait nuit. Nos pas crissaient dans la neige glacée. Des congères s'étaient formées sur la chaussée. Les véhicules de l'Equipement n'avaient pas encore déversé des tonnes de phosphate sur la chausseé.
Nous avancions vers le village, éclairés par la pleine lune. Un instant, je me persuadai que cet homme, а cause de sa barbe blanche, possédait un profond savoir. Je lui posais des questions; il me répondait des histoires de clochers, mêlées de banalités télévisuelles sur le chômage, le tiers-monde, le droit des femmes. Au milieu de la route, coupée par la neige, nos voix résonnaient dans l'air glacé. Sur ce chemin enseveli, а l'ombre des fermes transformées en résidences secondaires, le temps, ce soir, retrouvait l'esprit de l'hiver. Une vieille saison montagnarde imprégnait les formes, les sons, les distances, les odeurs, et donnait un sens éternel а notre marche dans la nuit claire.
(DIGESTION)
А moitié ivre, je pousse la porte de l'établissement.
Un employé, derrière la caisse, me tend une clef, une serviette blanche et une assiette en carton. Le dimanche après-midi, une collation est comprise dans le prix du ticket:
– On vous appellera tout а l'heure, pour la pizza, précise-t-il.
Je m'avance dans un couloir sombre. De part et d'autre s'alignent des cabines minuscules. Le numéro de ma clef correspond а l'une des portes. Chaque cellule est éclairée par un tube au néon, meublée d'un matelas étroit, d'un portemanteau et d'une tablette, où sont disposés un préservatif gratuit et des essuie-tout.
Je ferme le verrou, j'ôte mon pantalon, ma chemise, mes sous-vêtements que J'accroche méticuleusement. J'hésite un instant; je crois que l'usage est de nouer la serviette blanche autour de sa taille. Puis, tel un explorateur, j'ouvre la porte de la chambrette et me glisse dans le couloir, la clef accrochée par un élastique а mon poignet.
Au plafond courent des tuyaux de chauffage et d'aération. Dans l'atmosphère obscure et moite du labyrinthe, je croise d'abord un homme bedonnant, torse velu, qui déambule en sens inverse, serviette pareillement nouée autour de la taille. Il me jette un regard а travers ses lunettes, ralentit légèrement. Indifférent, je poursuis mon chemin. Au premier tournant surgit un grand jeune homme, cheveux ras, bouche entrouverte, qui se précipite а la poursuite d'une proie invisible. Plus loin, un moustachu nerveux suit une créature aux longs cheveux. Aptes quelques tours, j'adopte le rythme des autres et nous déambulons tous ensemble, les uns derrière les autres, retrouvant а chaque carrefour ceux que nous avons laissés au couloir précédent. La familiarité qui se noue, tour après tour, rend de plus en plus improbable la consommation d'un acte sexuel sauvage.
Les couloirs composent une variété d'itinéraires monotones le long des cabines ouvertes ou fermées. Derrière certaines portes entrouvertes, des corps sont assis dans l'ombre, sur leur matelas. La serviette а moitié dénouée, ils semblent convier les passants а l'assaut. Mais lorsqu'un baiseur postulant s'immobilise dans l'embrasure de la porte, l'occupant de la cellule, après l'avoir dévisagé, finit généralement par baisser la tête, signifiant au visiteur qu'il n'est pas son genre. L'intrus reprend sa marche, dans l'espoir d'une rencontre érotique plus favorable.
Dans plusieurs coins salons, des clients, affalés dans des fauteuils, regardent placidement une vidéo porno. Ailleurs, sous un néon, quelques fresques figurent des rivages méditerranéens. On trouve également une piscine au rez-de-chaussée et, au premier étage, une véritable salle de sauna (la raison sociale de l'établissement). Le contingent est régulièrement renouvelé, tandis que les plus anciens se lassent et s'en vont. On entend parfois un gémissement d'extase. Peu après, une cabine se libère et le client rentre chez lui, heureux ou mélancolique. Dès qu'il a rendu sa clef, la cellule est nettoyée par l’homme de ménage, unique individu habillé de cet établissement, qu'on croise de temps а autre, sa bonbonne d'eau de Javel а la main.
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