« Alors « Papa », les affaires ?
— Tu vois !… Tu es seul ?
— Tu vois…
— Tu veux quoi ? Blonde, brune ?… Une rousse ? Un éléphant ?… Demande ! Ma maison, c’est ta maison ! »
Machinalement, le Grec plongea la main dans sa poche et y sentit l’épaisseur rassurante de la liasse…
« Sais pas encore… Tu bois avec moi ?
— Trinquons mon frère ! »
La bouteille diminua du quart de son contenu.
« Sec ?
— Sec !
— Je reviens… dit « Papa »… C’est chaud ce soir, tu vas voir ! »
Léger comme une bulle de savon, il zigzagua sur la piste sans heurter personne mais en créant un puissant appel d’air sur son passage. Le Grec se versa un autre verre et regarda autour de lui. Il aimait cet endroit. Chaque fois qu’il avait le cafard, il venait s’y réfugier. Le temps d’une nuit, le temps d’un oubli, d’une cuite qui lui lavait complètement le cerveau. Il y avait amené toutes ses maîtresses, jamais sa propre femme. La Menelas y viendrait-elle ? En face de lui, il y avait une table occupée par cinq personnes, deux marins, dont un très beau, et trois filles. À un moment, le marin dévisagea Socrate et leva son verre à sa santé, d’un air ironique. Puis il se pencha vers les autres et leur dit quelque chose qui les fit rire. Agacé d’être hors du coup, S.S. lui fit signe de venir. Le marin se leva et s’approcha de sa table. Il avait une silhouette mince et musclée, impressionnante.
« Qu’est-ce qui te fait rire ?…
— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Satrapoulos ? J’ai travaillé à votre bord il y a deux ans… Eugenio…
— Sur le Pégase ?
— Oui, je conduisais le canot. »
S.S. se souvint de lui. C’était un bon marin, mais à plusieurs reprises, aux escales, il n’était pas rentré à bord et Kirillis l’avait congédié. D’après lui, Eugenio était littéralement couvert de femmes.
« Alors, qu’est-ce qui t’amusait ? »
Eugenio eut un sourire désarmant d’ingénuité…
« C’est mon copain et les filles, là… Je leur disais que si j’avais autant d’argent que vous, au lieu de boire du raki, on se serait payé du whisky.
— Tu aimes ça ?
— Vous pensez !…
— Assieds-toi ! Tu veux boire avec moi ? Ho ! Un verre !
— Ça fait rien. Il y en a déjà un.
— C’est celui du patron. Prends-en un autre. »
Socrate se sentait agressif. Ce type avait tout ce qu’il n’avait pas. Une élégance naturelle, une façon de se mouvoir, et cet œil bleu d’homme du froid dans un visage de Latin.
« Tu tiens l’alcool ?
— Autant que n’importe qui.
— Autant que moi ?
— Pourquoi pas ?
— Alors, à la tienne ! »
Ensemble, ils vidèrent leur verre d’un trait. Le Grec les emplit à nouveau.
« Une fois toi, une fois moi. Ça va ?
— Ça va.
— À la tienne !
— À la vôtre.
— Qu’est-ce que tu as à m’emmerder avec mon argent ? Qu’est-ce que tu en ferais, toi ?
— Tout ce que vous en faites.
— Et qu’est-ce que tu crois que j’en fais ?
— Vous achetez.
— Quoi ?
— Tout.
— Tu as besoin de quoi ?
— De tout. Je n’ai rien.
— Et ta gueule ?
— Vous pouvez acheter un bateau avec ma gueule ? Et une maison ? Et une femme ?
— Tu as besoin d’argent pour les femmes ?
— Pour certaines, il m’en faudrait. »
Le Grec haussa les épaules.
« Fous-leur la paix à celles-là. Baise les autres ! Santé ?
— Santé !
— Qui c’est les filles avec toi ?
— Des filles.
— Elles t’aiment ?
— Vous rigolez ?… Je les connais depuis tout à l’heure.
— Chivas !… commanda Socrate.
— Sirtaki !… hurla « Papa » en écho.
— Va danser ! dit le Grec.
— Pourquoi moi ? Allez-y, vous !
— Si j’y vais, tu y vas ?
— D’accord.
— Viens ! On danse ensemble. »
Eugenio dénoua le foulard rouge qu’il avait autour du cou, en prit une extrémité dans la main et passa l’autre à Socrate. Tenant le foulard bien tendu, ils s’avancèrent sur la piste, face à une ligne de danseurs qui s’était déjà formée. On applaudit. Avec vivacité, le Grec exécuta les pas souples, croisant les jambes de façon que l’une traîne toujours derrière l’autre, se déplaçant latéralement par une succession de revers croisés.
« Vous dansez bien !
— Tu crois peut-être que le pognon rend paralytique ? » De temps en temps, il extrayait un billet de sa poche, le roulait en boulette et en bombardait l’un des musiciens qui faisait un « couac » dans son émotion. Ils revinrent à la table.
« Cul sec ?
— Cul sec ! »
Un serveur passa, chargé d’une monstrueuse pile d’assiettes. Le Grec allongea la jambe, le serveur s’étala, les assiettes se brisèrent en miettes, tout le monde hurla de joie.
« Mon frère !… brailla « Papa » du haut de son bar-bateau… Tu veux en casser d’autres ?
— Oui ! cria-t-on de tous côtés…
— Je te parie que j’ai plus d’assiettes que tu peux en casser ?… ajouta-t-il d’une voix de stentor.
— Amène-les !… » rugit Socrate.
Outre les boissons, le bri d’assiettes était l’une des principales ressources de la boîte. D’ailleurs, chez « Papa », on pouvait tout briser du moment qu’on payait la note. Parfois, des mobiliers entiers passaient ainsi de vie à trépas, de l’état de chaises, de buffets ou de tables à celui de bois de chauffage. C’était le grand truc du patron : cassez tout, payez et cassez-vous.
« Tu veux des grandes ou des petites ?
— Tout ce que tu as ! Donnez-en à tout le monde ! Eugenio ?… Tu te sens en forme ?
— Oui.
— Santé ?
— Santé !
— À celui qui en casse le plus ?
— D’accord ! »
En rangs serrés, des serveurs chargés de piles sortirent des cuisines. Certains ne purent arriver à destination : poussés dans le dos, ils valsaient dans la salle, cherchant désespérément à garder leur équilibre, n’y arrivant pas, se répandant mi-furieux, mi-ravis dans un effrayant vacarme de vaisselle pulvérisée. Les clients se ruaient à la curée, brisant, jetant, piétinant…
« Une à une ! » criait le Grec à Eugenio. Il désirait conférer à la joute un caractère de régularité.
À toute allure, ils s’emparaient des assiettes que leur tendaient deux loufiats spécialement dévolus à leur personne et les écrasaient sur les dalles du parquet. Ils étaient rouges d’excitation, sérieux comme des papes, appliqués dans leur frénésie comme des enfants. On se relaya pour leur fournir de nouvelles munitions. « Papa » s’arrangea pour qu’ils devinssent le centre et les seuls protagonistes d’un spectacle ayant pour témoins tous les autres clients. Bientôt, il n’y eut plus d’assiettes…
Le Grec défia le marin :
« On continue avec tout ce qui nous tombe sous la main !
— D’accord ! »
Avec un ensemble parfait, ils élevèrent leur chaise et l’abattirent sur la table. Elles se fracassèrent. Socrate retourna la table et entreprit d’en arracher les pieds. Eugenio se précipita vers le bar qu’il balaya d’un revers de main de toutes les bouteilles qui s’y trouvaient. Le Grec le suivit. Armé d’un pied de table, arrachant au passage les filets de pêcheurs qui décoraient le mur, il s’attaqua aux bouteilles en réserve sur les étagères. Quand il n’y en eut plus une d’intacte, il eut une idée de génie : il décrocha une hache d’incendie et s’attaqua aux tonneaux dont certains étaient pleins. Du vin pissa, en jets rouge sombre. Eugenio voulut s’emparer de la hache :
« Tu n’avais qu’à y penser plus tôt ! » rugit S.S., en continuant à frapper comme un forcené.
Читать дальше