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Tonino Benacquista: La machine à broyer les petites filles

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Tonino Benacquista La machine à broyer les petites filles

La machine à broyer les petites filles: краткое содержание, описание и аннотация

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Il suffit de prononcer le mot « colt » et l'on a changé de bord. Errer dans les rues avec un revolver en état de marche, c'est saisir la chance d'être un autre. Immédiatement, dès le tout premier contact, des idées me sont venues à l'esprit, des choses auxquelles je n'avais jamais pensé. Jamais. Une foire au crime, un chasseur de pizza, un balcon meurtrier, un violoncelle qu'on assassine et un Van Gogh gravé dans la peau sont autant de pièces d'un engrenage cynique et burlesque, un laminoir de l'innocence. Une machine à broyer les petites filles. Quinze nouvelles par l'auteur des morsures de L'Aube. Quinze nouvelles par l’auteur des

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Il y a moins d’une semaine, je me suis rendu compte combien la vie pouvait être douce. Je m’amusais à faire des phrases que je voulais éternelles, je me baignais de solennel, je jouais, heureux, avec l’éternité. Désormais, je vais mourir comme un vieux clochard qui ne supporte plus l’hiver, sans épitaphe, spolié de toute éthique.

La gangrène a gagné les membres, je ne bouge pratiquement plus du lit. Forcé d’écouter le plafond. Mon bourreau s’est senti pousser des ailes, son morceau s’envole désormais, il s’en acquitte de mieux en mieux, il l’a même étoffé et ça dure désormais un bon quart d’heure. Je vais devoir crever avant qu’il n’en fasse une symphonie. Ou pire, un requiem pour violoncelle seul. Mon requiem, celui qui accompagnera mon cadavre, le jour où les pompes funèbres viendront me chercher. Et pourtant, j’ai encore la certitude qu’il reste quelque chose à tenter. Mais quoi ?

Après de longues heures d’hésitation, j’ai saisi la feuille blanche et le stylo.

Cher Monsieur Rostropovitch,

Je suis un naufragé qui lance une dernière bouteille à la mer. Vous êtes un homme particulièrement sollicité, votre temps est précieux et jamais je n’aurais osé vous envoyer cette lettre s’il n’était question de vie ou de mort. Je dirais même de mort ou de mort, car je sais désormais qu’il y en a bien deux différentes, et c’est la plus haïssable qui s’offre à moi. Je vais mourir dans la déchéance quand, il y a quelques jours à peine, j’allais le faire en paix. Au fil de ces lignes vous pensez avoir affaire à un fou. C’est donc un fou qui vous lance un S.O.S. avant de quitter ce bas monde. Je n’espère qu’un signe, un conseil, quelques mots pour m’accompagner dans ce grand voyage qui m’attend.

Juste un signe.

Merci.

Samedi 24 août, 13 h. Mon bourreau ne m’accorde plus que trois heures de répit dans une journée entière.

Pourquoi ai-je tant voulu mourir ? Me souviens plus très bien. Des raisons imbéciles, sans doute. J’ai attendu un signe. Un mot aurait suffi. Un petit billet griffonné entre deux avions, d’une tournée à l’autre. Je serais parti heureux.

Aujourd’hui, la pause a été moins longue que d’habitude, mon requiem retentit à nouveau et m’invite à la grande cérémonie d’adieu. Pour la millième et dernière fois, je fais tourner le barillet.

Un son…? Inconnu… Une nouvelle note à mon requiem ? Une note bizarre. J’ai beau être abruti et ivre de douleur, j’ai le sentiment que ce n’est pas du violoncelle… Qu’est-ce qu’il a encore inventé, le chien…? Ça revient, deux, trois, quatre fois.

Ce n’est que la sonnette de mon appartement. En titubant je parviens jusqu’à la porte, j’ouvre.

Je suis resté un bon moment, hébété, le corps chancelant dans la porte entrebâillée. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Des lunettes, un costume sombre. Petite taille. Crâne chauve. Grave, il me tend la main.

— Mstislav Rostropovitch.

Je lui suis tombé dans les bras, pour pleurer, pleurer, jusqu’à ce qu’il me demande d’entrer.

Lundi 26 août, 11 h 50. Ce matin, pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis rasé. Il s’est levé tard, je lui ai préparé un café qu’il a siroté sur la table de la cuisine pendant que je refaisais le canapé-lit du salon. Nous parlons peu, il reste des heures plongé dans la partition qu’il rature, griffonne, déchire et reprend sans relâche. Il aime le thé et les repas légers. Il téléphone à New York deux ou trois fois par jour. Il parle rarement russe, son anglais est compréhensible, j’ai cru saisir qu’il avait rendez-vous à Londres pour un enregistrement le 2 septembre. Le voir travailler sa transcription me passionne, de temps en temps il entend une suite de notes qui l’enchante comme s’il découvrait quelque chose d’essentiel dans le morceau qu’il connaît par cœur. Parfois il chantonne. Parfois il sourit quand sa main balaie l’air pour décrire la mélodie. Notre étrange cohabitation n’encourage ni les parlotes ni les confidences. Il dort beaucoup et ne s’adresse à moi que s’il en a vraiment besoin.

Après le café, il a remballé ses partitions dans un dossier et s’est habillé pour sortir. En me donnant rendez-vous pour demain soir, 20 heures.

J’avais préparé un dîner fin, mais il n’a rien voulu de tout ça, il a juste dit qu’il était pressé.

Tout s’est passé très vite, il s’est installé au mieux sur un tabouret pour accueillir son violoncelle et a saisi son archet. Pendant qu’il s’échauffait, le bruit venu du plafond a cessé.

Et Rostropovich a joué. Seize minutes.

Seize minutes où il n’était plus question de beauté ni d’aventure. Non. Seize minutes de révélation, de luminosité d’écoute, d’évidence retrouvée. Seize minutes tirées au cordeau, propres, nettoyées de toute scorie. Seize minutes d’une virginité absolue, où le sens émerge, où l’âme des notes vous enveloppe enfin. Toutes choses qui ont échappé à son créateur, à mille lieux d’imaginer que son morceau avait une chance d’aboutir à l’unité et à la cohérence. Cette infâme litanie qui m’a hanté des semaines durant avait enfin trouvé un réglage idéal, et Rostropovitch, tout en respectant parfaitement la partition, avait réussi à en atténuer les lourdeurs et à en exalter les fulgurances.

Il a vite rangé son instrument dans la housse et m’a serré la main. Il a dit quelque chose en russe qui ne m’était pas adressé. Sur son visage, j’ai lu un doute. Peut-être un regret.

Le silence qui a suivi son départ ne m’a procuré aucune joie particulière. Le plafond s’était tu. C’est tout.

Quelques jours plus tard, dans la presse locale, j’ai lu qu’on avait retrouvé le corps d’un homme dans sa baignoire, exsangue. Tout le monde en a parlé dans l’immeuble. J’ai trouvé ça dommage. Mourir pour si peu.

Notice bibliographique

Les nouvelles suivantes ont déjà été publiées : « La foire au crime » dans Noir de femme , éditions Gallimard, 1992 ; « Le Jardin des mauvais garçons » dans Saignant ou beurre noir ? éditions de l’Instant même, 1992 ; « Pizza d’Italie » dans Place d’Italie , éditions Presses Pocket, 1992 ; « Le balcon de Roméo » dans Ombres blanches , éditions Syros et C.A.U.E. 17, 1992 ; « Cluedo privé » par les éditions Beauty Palace Production, 1991 ; « La nature est conne ! » dans Caïn , association Polar, 1992 ; « Deux héros et l’infini » dans Polar , n o 5, éditions Rivages, 1992 ; « Suite logique » dans Nouvelles nuits , n o 6, 1992 ; « La culture de l’elæis au Congo belge » dans Le Salon du livre , éditions Presses Pocket, 1993 ; « Père courage » dans Voir , Québec, 1993.

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