— R.O. deux L.E… Ne dites rien au petit… Je vous en prie…
Quand j’ai vu qu’il avait tout noté, j’ai poussé un soupir. Ils ont cru que c’était la douleur.
Je ne pouvais pas te laisser partir. On n’ira pas la voir au parloir. Je t’aime, petit con.
Comme d’habitude, il refuse de boire autre chose que du jus de tomate.
— Mettez-y un peu de tabasco, au moins.
Il secoue la tête avec sévérité. Difficile de savoir quand Maximilien est de mauvaise humeur. Depuis vingt ans que nous nous connaissons, je ne l’ai vu sourire que deux ou trois fois. Je crois bien qu’il n’a jamais ri.
Un pochard à ma gauche commande un autre demi de sa voix gondolée. Une fille un peu paumée se laisse avoir au bagout du premier venu au sourire égrillard. Le patron du bar coince deux jeunes punks qui partaient sans payer. Un couple à une table du fond s’est lancé dans une dispute entrecoupée de bisous mécaniques.
— Il n’y a que vous pour trouver des endroits pareils, fait Max. Vulgarité plurilatérale… Condensé de veulerie humaine… Tout y est.
— Vous y allez un peu fort, non ? Ce n’est qu’un pauvre bistrot, un petit théâtre du quotidien dans sa séance du soir.
Il hausse les épaules.
— Votre indulgence ne m’étonne pas, vous serez toujours le tolérant qui se contente d’un rien. Mais regardez-y à deux fois, nous assistons ici même à la déroute universelle : nous avons l’esclave alcoolique dans son délit de fuite. Le mâle hâbleur, membré, soucieux de besogne et de pouvoir sur une égarée qui n’aspire déjà plus à grand-chose. Un tenancier, fier de son bon droit de tenancier, qui pour quelques francs ne se prive pas de morigéner deux jeunes crétins dont le seul et dernier honneur est de consommer sans payer. Sans parler de ce couple, là-bas, qui se cherche entre le meilleur et le pire.
Je ne peux m’empêcher de sourire devant une telle synthèse de l’humanité. C’est du Maximilien pur. Je me sens obligé d’argumenter, comme au bon vieux temps ; pourtant je sais qu’à ce jeu-là, il est bien meilleur que moi. Il sort un kleenex pour nettoyer ses lunettes et se moucher dans la foulée.
— Je reconnais qu’il y a ici même, ce soir, tout ce qui fait tourner notre pauvre monde. Un subtil mélange d’espoir et de déroute. Mais vous oubliez l’élément liant : le désir inscrit en chacun de nous d’aboutir à un petit plus. On se contente d’un mieux parce que le bien est inaccessible pour l’instant. Il est inutile d’interdire brutalement la bière à ce pochard ou d’envoyer ces punks au catéchisme. D’imposer le divorce à ce couple ou d’empêcher un dragueur et sa proie de vivre un lendemain de solitude. Ou encore de collectiviser le café du patron. Mais, qu’est-ce qui vous dit que demain…
Maximilien ricane. Je sens que l’amertume va poindre.
— Vous avez bien changé, Georges… Bien changé.
C’est vrai que j’ai changé, depuis nos heures glorieuses.
Je me souviens des barricades et de notre amitié, il y a vingt-cinq ans, déjà. J’imaginais l’imagination au pouvoir, et lui, interdisait d’interdire. Il savait parler et moi me battre. Il théorisait et je négociais. Il esthétisait et je haranguais les patrons de restaurants chic après m’être rempli la panse. Il avait la révolution dans le cœur et moi dans le creux de la main. Il réclamait des têtes du haut de sa tribune, et je m’amusais à en fêler certaines. Nous étions déjà en désaccord, mais notre rêve de bousculer l’ordre des choses passait avant tout.
Aujourd’hui…
Aujourd’hui je le vouvoie encore, Maximilien n’a jamais fléchi sur ce point.
— Mon pauvre Georges, je reviens sur ce que j’ai dit : vous n’avez pas tellement changé, en fait. Toujours cet amour du pis-aller et du compromis. Et vous savez bien que j’utilise compromis pour compromission. Pendant toutes ces années, je n’ai jamais vraiment réussi à déterminer lequel de nous deux aimait le plus l’humanité. C’est peut-être vous, après tout, avec vos bilans, votre indulgence, vos ménagements.
— Ou peut-être l’inverse. Vous avez la force de rester entier. Incorruptible. J’ai toujours envié cette pureté, j’ai toujours espéré que ce soit réalisable…
Il déglutit comme s’il avait mal à la gorge. Sa maigreur et son teint suggèrent un incroyable refus du corps. Sa peau tavelée rend tous ses regards aigres. C’est dire si les filles aimaient ça, à l’époque…
Moi, si j’avais été une étudiante, j’aurais oublié tout ça pour craquer sur ses talents d’orateur, son magnétisme, son brio pour séduire un amphi surpeuplé. Je ne sais pas pourquoi j’aime encore ce gars-là. Lui, m’a-t-il jamais aimé ?
Avec une moue de dégoût, il me montre du doigt les clients du café. J’ai l’impression qu’il va décocher une flèche.
— Regardez-les… Regardez-les… Petitesse et mesquinerie ! C’est à vomir.
Les choses ont effectivement évolué depuis que j’ai le dos tourné. Le petit théâtre a décidé de nous jouer un drame social. Plus jamais je n’emmènerai Maximilien dans un tel endroit. Les punks excités sont bien déterminés à user à leur tour de leur bon droit de client. Le patron sait qu’ils restent pour le narguer. Le dragueur toise les deux petits crétins avec du défi plein la bouche, en espérant que la fille qu’il convoite va reconnaître son courage. Il semblerait qu’elle n’en ait rien à foutre. Le couple du fond cherche le regard du patron, la femme sent venir l’orage.
— Tout ceci est de votre faute, en quelque sorte, coupe Max.
Cette fois, il va trop loin, le compagnon de lutte. Au moment où j’ouvre la bouche pour l’insulter, il détourne le regard avec effroi en désignant à nouveau la salle. Je l’insulte ou je me retourne ?
C’est bien ce que je pensais, l’un des punks déverse sa bière sur la tête du bravache. Humiliation suprême sous les yeux de la fille qu’il voulait conquérir. D’un bond, il se lève de son tabouret et fouille dans son blouson en criant :
— Espèce de fils de pute !
Le patron intervient de sa grosse voix.
— Vous allez tous me foutre le camp !
Maximilien se racle la gorge de dégoût. Il ne supporte pas. Il n’a jamais pu supporter. Je dois intervenir. La femme assise au fond presse son mari de sortir, il la retient en posant la main sur son bras.
— Foutez le camp, ouais… Faut faire queq’chose, patron…, fait le soûlographe.
Le dragueur n’a pas besoin d’en rajouter, le cliquetis de son cran d’arrêt suffit. Mouvement de recul collectif. Sa tête ruisselle encore de bière.
— Et alors, hein ? Tu dis quoi, maintenant ?
Un des mômes saisit une bouteille derrière le zinc et la casse contre le comptoir. Sa main n’a pas tremblé une seconde. Je me retourne vers Max, il est terrorisé au point de ne plus pouvoir sortir. Tout se précipite, le patron sort un revolver de sous le comptoir et le braque sur les punks. La femme hurle et son mari la prend dans ses bras. Le poivrot ricane, noyé dans un océan de bière.
Je profite d’une seconde où tous sont figés pour m’approcher et tenter quelque chose.
— Calme, calme, tout le monde est calme, on va pas…
Le type au cran d’arrêt est plus rapide que moi, sa lame érafle la joue d’un gosse, dans le même temps son copain se jette sur le revolver du patron pour le lui arracher. Je suis pris de court, le bruit et le chaos m’empêchent de faire le bon geste, la jeune fille tombe à terre et crie.
Un coup de feu résonne dans la salle.
Statufiés, tous. Silence.
Mon regard tombe par hasard sur une image absurde, le poivrot, renversé sur le comptoir, les jambes ballantes.
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