Le lendemain, André Choulika m’a proposé de visiter son laboratoire génomique dans un incubateur de start-up scientifiques situé au bord de l’East River. J’ai laissé dormir ma petite famille à l’hôtel, et me suis éclipsé sur la pointe des pieds. Avec mon sang renouvelé et mon génome séquencé, quelques heures de sommeil me suffisaient. La pépinière new-yorkaise de la recherche génétique était un building de verre scintillant, entouré de jardins et de grues qui bâtissaient la bio-cité du futur. Le ciel était mouillé et sa lumière changeante se réverbérait dans la rivière. Tout le quartier évoquait les projets en images de synthèse d’un architecte sous LSD. Devant l’entrée du complexe biotechnologique, un clochard grelottait sur le trottoir.
— Un patient en voie de cryogénisation ? ai-je plaisanté.
Ce genre de vanne faisait rire mon public dans les années 90 mais n’a provoqué qu’un silence poli chez le savant vedette des années 10.
Pour pénétrer chez Cellectis, il fallait marcher cent mètres dans un hall de marbre blanc, puis traverser deux sas, l’un muni de caméras et détecteur de métaux, l’autre s’ouvrait en scannant un badge muni d’un code-barres. Le docteur Choulika était fier de me montrer ses locaux immenses : rares sont les entrepreneurs français capables de peser un milliard de dollars en quelques années de paillasse. J’étais jaloux de sa réussite car nous avions le même âge et je ne pesais pas un kopeck. Certes, j’étais plus célèbre, mais ça ne m’avait rapporté que des selfies. Son bureau ajouré aux stores vénitiens avait une vue plongeante sur le fleuve noir où les péniches se croisaient comme des pliosaures dans un marécage du Mésozoïque. Par la baie vitrée on apercevait un chapiteau blanc, vingt étages plus bas.
— C’est quoi ce truc ?
— C’est ici que sont entreposés les restes du World Trade Center, a dit Choulika. Un tas de gravats contenant des restes humains. Les autorités new-yorkaises ne savent pas trop quoi en faire, alors elles ont tout transbahuté ici, sous cette tente.
— Le symbole est éloquent.
— Pourquoi ?
— C’est pourtant clair : vous créez une nouvelle humanité devant les ruines de l’ancienne.
— Ah tiens, je la ressortirai, celle-là.
À quelques blocs au sud étincelait le nouveau World Trade Center, surnommé « Freedom Tower ». Avec sa longue flèche métallique, la tour mesurait 140 mètres de plus que les deux précédentes.
— Venez voir ce qu’on fait aujourd’hui. Mais d’abord il faut passer une blouse, des gants, des chaussons et une charlotte bleue.
— C’est si dangereux que ça ?
— C’est un laboratoire de classe 2. Les niveaux de sécurité montent jusqu’à 4. Là vous seriez obligé de porter un scaphandre relié à une arrivée d’air externe, et il y aurait plusieurs sas de décontamination.
La veille, nous avions tous deux mangé des pommes de terre transgéniques et nous n’avions pas encore de pustules sur le visage. En revanche, Cellectis ne créait pas de vodka qui saoule sans effets secondaires. Ma tête tournait, je suais à grosses gouttes. La trouille, peut-être.
— Ici on manipule des virus, reprit Choulika en poussant la lourde porte du labo.
— Ah oui ?
— On utilise beaucoup le VIH.
— Mais pour quoi faire ?
— Parce qu’il est parfait. Le génome du sida contient environ 10 000 lettres. Lorsque le virus infecte une cellule, ce matériel génétique se transforme en ADN et s’intègre dans le génome de son hôte.
Voyant ma tête d’abruti hébété, il a essayé de simplifier :
— Donc le virus arrive… bzzz… se colle à la cellule, bazarde son matériel génétique à l’intérieur, qui va aller se greffer dans un chromosome, au hasard. Une cellule infectée par le virus du sida est transgénique. Le transgène étant le génome (proviral) du sida. C’est cette propriété du VIH qui est exploitée en thérapie génique pour apporter du matériel génétique dans les cellules.
— Vous voulez dire que le sida, qui a tué 35 millions de personnes, sert aujourd’hui à sauver des vies ?
— Bien sûr ! C’est une Ferrari ce truc ! Il véhicule les gènes à toute berzingue.
Le PDG milliardaire m’expliquait sa méthode entre un incubateur, deux centrifugeuses et des armoires réfrigérantes à moins 180 degrés centigrades. Je craignais qu’en s’excitant avec les bras, il ne renverse un tube de peste bubonique sur le sol ou ne m’envoie la lèpre dans les yeux. Derrière lui je voyais le monde normal s’éloigner à travers le hublot. Choulika faisait d’aimables efforts de pédagogie. J’ai laissé ci-dessous sa tirade en entier, ce qui ne signifie pas que je l’ai comprise, mais que je lui trouve une poésie accidentelle (tous les poètes parlent de la mort).
— Tu veux que je te donne la recette du sida façon thérapie génique ? On appelle ce type d’outil des vecteurs lentiviraux : 1) tu prends le génome du sida et tu vires tout ce que tu peux virer comme séquence, sauf ce qui est nécessaire au packaging de la séquence dans la particule virale, à la transformation de cette séquence en ADN dans la cellule infectée et à l’intégration de la séquence dans la cellule hôte ; 2) tu mets la séquence du gène qui t’intéresse dedans. Par exemple, le gène de l’hémoglobine. Tu obtiens un génome du sida avec de l’hémoglobine dedans, et avec le minimum syndical pour se faire packager dans une particule, se convertir en ADN et s’intégrer dans l’hôte ; 3) tu prends cette séquence (recombinante) que tu viens de fabriquer et tu la balances dans une cellule de packaging qui est capable de fabriquer des particules vides de sida mais qui n’a rien à packager ; 4) ta séquence recombinante va être packagée dans cette cellule et produite dans des particules virales (recombinantes) qui au lieu de contenir le gène du sida contiennent le gène de l’hémoglobine ; 5) tu récupères les particules recombinantes, tu les filtres et c’est bon, tu peux les utiliser pour soigner des personnes souffrant d’anémie falciforme ou de la bêta-thalassémie.
— Non mais j’hallucine ! Quand je pense à tous les cons qui ont dit que le sida était une punition divine…
— En fait cette saleté était aussi un cadeau de Dieu pour soigner les gens. Le sida se propage très bien…
— Tu peux parler sans faire tous ces gestes avec les bras ? Un accident est si vite arrivé…
— Généralement les virus sont des organismes très simples, pas le sida. C’est une structure méga-complexe, une beauté de technologie créée par la nature, qui sert de navette ultra-efficace. Et par ailleurs, on a trouvé une mutation génétique CCR5 qui ferme la porte au sida. Cela a été observé à Berlin sur un porteur du VIH qui avait chopé une leucémie. On l’a transplanté de moelle osseuse, or le donneur avait la mutation CCR5, et le patient a guéri. Le sida va être vaincu par la génétique, j’en suis convaincu, ce n’est qu’une question de mois à présent.
— Tu peux faire ça avec d’autres gènes que l’hémoglobine ?
— Oui, ça se fait aussi pour les bébés-bulles.
— Pourquoi pas pour soigner la myopathie ?
— Le gène de la myopathie de Duchenne excède les capacités de packaging du sida.
— Tu pourrais pas utiliser le sida pour tuer la mort ? Avoue que ça ferait un beau titre dans les journaux : « LE SIDA SAUVE DES VIES. »
Nous étions devant une grosse machine ronde qui bourdonnait comme un frelon. J’étais en pleine science-fiction, sauf que tout était vrai et manipulé par des jeunes chercheurs chaussés de New Balance.
— C’est quoi, ça ?
— Un trieur de cellules. Dedans il y a des robots lasers miniaturisés qui analysent les cellules pour savoir si elles ont bien été éditées. Chacune de ces machines vaut un million de dollars. Tiens, là-bas, c’est un lecteur de gènes au bromure d’éthidium. Il est dans une salle radioactive pour marquer l’ADN. Je te présente Julien, qui fabrique des systèmes-suicides.
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