Les applaudissements étaient nourris (c’est le cas de le dire). Les serveurs apportaient des assiettes de saumon et caviar sur blinis de soja et pommes de terre génomiquement reformatés. La nourriture du futur était un peu fade mais mon sang-laser appréciait la cuisine postagricole. La mode du biotech allait-elle succéder au bio tout court ? Nous n’étions pas venus pour la cuisine : à peine André Choulika se fut-il assis à notre table que je lui ai adressé la question qui me taraudait.
— Docteur, ces améliorations que vous apportez aux plantes, quand allez-vous les appliquer aux hommes ?
— C’est fait depuis novembre 2015 ! Nous avons sauvé Layla Richards, une petite fille atteinte de leucémie au Great Ormond Street Hospital de Londres en lui injectant des cellules T génétiquement reprogrammées pour détruire les cellules cancéreuses. Elle était condamnée, il lui restait deux semaines à vivre. Tout avait été essayé : la chimio, les greffes de moelle osseuse, en vain. Aujourd’hui, elle est complètement guérie grâce à la réédition de génome. Et on s’est occupés d’autres cas depuis, enfants comme adultes.
— J’ai lu dans votre essai que vous aviez peur que la petite fille prenne feu ? a demandé Léonore.
— On s’est servis des cellules T d’un donneur de sang adulte. Les cellules T, si ça ne marche pas, peuvent déclencher un syndrome du « greffon contre l’hôte », c’est-à-dire que le patient meurt dans d’atroces souffrances, les cellules T attaquent l’hôte, bouffent tous ses tissus, il fond, perd du poids, sa peau se met à brûler…
— Sauf que vous les aviez reprogrammées pour éviter ce désastre.
— En 2012, Steven Rosenberg, Carl June et Michel Sadelain ont réussi cette procédure sur un cancéreux avec deux kilos de tumeur. En quinze jours, les T-cells ont complètement détruit la tumeur. La cellule T, c’est une machine de guerre à condition qu’on l’édite pour reconnaître les cellules cancéreuses. À ce moment-là, elle se fixe sur le cancer et le fait exploser par perforation. C’est spectaculaire ! Nous testions ce protocole sur des rats en Italie, et un jour j’ai reçu un coup de téléphone de Londres. « Envoyez-nous un tube, on n’a rien à perdre, la petite fille a deux semaines de vie devant elle. » Quand on a présenté le produit à la Medicines and Healthcare Products Regulatory Agency, ils nous ont dit qu’ils n’avaient jamais vu une immunothérapie aussi compliquée ! Je peux vous dire que la famille aussi a fait une drôle de tête quand on leur a dit qu’on allait injecter des T-cells high-tech, « gene-edited » avec un système suicide intégré ! Et finalement la fillette a totalement guéri de sa leucémie. Elle a trois ans maintenant.
Quand Pepper écoutait sagement l’exposé, il avait les yeux bleus ; mais quand il s’apprêtait à parler, ils viraient au vert. C’était assez pratique de pouvoir prévoir quand le robot allait s’exprimer. Je me suis dit qu’il faudrait implanter ce système de diodes optiques à colorimétrie variable chez les hommes politiques pendant les débats télévisés — cela éviterait la cacophonie. Pepper a donc pris la parole :
— Le Comité international de bioéthique (CIB) s’est réuni à Paris fin 2015 sous l’égide de l’UNESCO, a-t-il déclaré avec sa voix aiguë de cartoon. Composé de scientifiques, de philosophes, de juristes et de ministres, cette assemblée a conclu son rapport par cette phrase : « Une révolution pareille soulève de graves inquiétudes, en particulier si l’ingénierie du génome humain devait être appliquée à la lignée germinale, en introduisant des modifications héréditaires qui seraient transmises aux générations futures. » Qu’en pensez-vous ?
Pepper ne se rendait pas compte de l’arrogance qu’il dégageait quand il récitait des notices Wikipédia moralisatrices. Il frimerait moins quand les humains capteraient tous la Wi-Fi dans le crâne par implants neuronaux.
— Ces comités d’éthique, c’est rien que des trouducs, a répondu Choulika.
Romy a éclaté de rire. Pepper a demandé :
— C’est péjoratif, « trouduc » ?
— Sérieusement, ils ne savent pas de quoi ils parlent ! Il y a dix-sept ans, Marina Cavazzana-Calvo et Alain Fischer réparaient le premier bébé-bulle par thérapie génique. Supposons que le bébé-bulle ait un enfant avec une victime de la mucoviscidose. Si on ne sélectionne pas les embryons, on accumule de mauvaises mutations et on pourrit notre espèce. Si l’on interdit de corriger la lignée germinale, les descendants seront complètement buggés !
— Et le clonage humain ne vous fait pas peur ? ai-je demandé.
— So what ? Le clonage c’est comme une fécondation in vitro. Un clone c’est un être humain normal. On ne va pas montrer du doigt un gosse parce qu’il est issu d’un moratoire ! Faut bien comprendre qu’Homo Sapiens est fini, terminé, rayé de la carte ! Le Sapiens édité, c’est le seul homme de demain. L’autre est déjà dépassé.
— Que faites-vous des milliards de Terriens qui tiennent à l’intégrité de l’espèce humaine ?
— Je reçois tous les jours des lettres de menace. « Ne touchez pas à Dame Nature », ce genre de discours. J’ai envie de leur répondre : « Tu serais encore accroupi dans une grotte si l’on n’avait pas touché à Dame Nature, imbécile ! »
L’extrémisme positiviste d’André Choulika me séduisait. Enfin un chercheur qui n’était pas hypocrite : il me paraissait logique qu’un scientifique fût scientiste. Il m’a présenté Laurent Alexandre, un autre technomédecin qui venait de revendre Doctissimo pour 140 millions d’euros, avant de fonder DNAVision, une autre entreprise de génomique. Il trépignait ; visiblement, il n’aimait pas laisser les autres parler. En quelques livres et émissions à succès, le docteur Alexandre était devenu l’un des porte-parole français du transhumanisme, alors qu’il était nettement plus critique que Choulika.
— Je ne sais pas ce qui se passerait si on fabriquait des individus parfaitement corrigés à partir de cellules iPS, a-t-il dit. Ce serait concevoir un surhomme. Attention à ne pas pousser Dédé dans ses tendances démiurgiques.
— Vous vous rendez compte qu’avec CRISPR, on pourrait éradiquer les homosexuels dès l’embryon en coupant le gène Xq28 dans le chromosome X ?
— Poutine doit déjà y travailler.
Heureusement que ce genre d’informations n’était pas sorti en France au moment des manifestations homophobes de 2013… ou sous le règne du docteur Mengele.
— Mais pour ma stéatose hépatique, vous pouvez corriger mes gènes ?
— C’est assez facile d’aller dans le foie avec des cellules éditées, parce que le foie est une pompe à saloperies qui filtre le sang.
Dédé Choulika a repris la parole :
— Je pense qu’il serait plus simple de reconstruire votre organe : il suffit de prendre des cellules de votre peau, de les rebooter en cellules iPS et de refrabriquer votre foie avec une BioPrint.
— Une quoi ?
— Une imprimante 3D biologique. On met des cellules hépatiques et des cellules de vaisseaux sanguins dans la machine à la place de l’encre et l’imprimante BioPrint vous crée un foie tout neuf, couche par couche. Il ne reste plus qu’à le transplanter à la place de votre foie usagé.
— L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, a dit Pepper. Consommez avec modération.
— Ta gueule ou je t’uploade, a dit le docteur Alexandre.
Pepper regardait fixement Laurent Alexandre de ses yeux roses qui signifiaient que son logiciel de reconnaissance faciale le scannait.
— Je vous ai identifié : vous êtes Laurent Alexandre, l’auteur de La Mort de la mort en 2011. Votre visage ne correspond pas à mes critères de beauté mais il est original.
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