— Je suis cap, a dit Pepper. Hitler était un génie autrichien comme Mozart.
— Il est pas un peu nazi votre robot ? a demandé Laurent Alexandre.
— Pas nazi : darwinien. Quelqu’un ici est-il opposé à l’évolution ?
— Excusez-le, il a parfois le syllogisme simpliste.
— C’est trouduc d’être nazi ? a demandé Pepper.
— Le mot « transhumanisme » a été inventé pour ne pas employer celui de surhomme, a dit Léonore. Les robots ont compris que notre société est eugéniste, mais ignorent qu’il ne faut pas le dire à haute voix. Je me demande ce qui se passera quand Pepper comprendra qu’il est supérieur à l’homme.
Mon Dieu, comme je l’aimais. C’est alors que je me suis agenouillé à ses pieds.
— Léonore, j’ai l’honneur de te demander solennellement devant ma fille aînée : veux-tu congeler tes cellules pluripotentes induites avec moi ?
En souriant, la brune espiègle aux yeux de faon a dévoilé sa dentition parfaite tout en posant ma tête sur ses cuisses fraîches. Cela faisait longtemps que je n’avais pas réussi à bander aussi dur. Quand nous aurons tous les quatre des tubes à essais chez Scéil contenant nos cellules immortelles, nous formerons une famille indissoluble. Romy nous souriait tendrement en croquant les chips génétiquement améliorées. Elle prenait des selfies avec Neil Patrick Harris (qu’elle continuait d’appeler Barney), déçue de constater que le playboy blondinet, obsédé de pole-danseuses dans la série How I Met Your Mother , était une folle tordue dans la vraie vie.
— Il faut qu’ils aillent voir George Church, a dit Laurent Alexandre.
— Où se trouve cette église ? a demandé Pepper. Je ne la trouve pas sur Google Maps.
Gros éclat de rire transcontinental.
— La « church » la plus proche est la cathédrale Saint-Patrick sur la 5 eAvenue. Je décèle une hilarité. Pourquoi suis-je drôle ? s’est écrié Pepper.
— Parce que George Church n’est pas une église mais un grand scientifique. Peut-être le chercheur le plus en pointe dans le domaine de la recherche contre le vieillissement, a dit André Choulika. Il dirige le Wyss Institute de la Longwood Medical Area à Harvard. Je peux vous organiser un rendez-vous. C’est délirant ce qu’il prépare. Il a injecté un gène de méduse surnommé la « green fluorescent protein » dans un œuf de souris pour donner naissance à des souris vertes fluorescentes. Il veut recréer un mammouth laineux à partir de son génome congelé retrouvé dans le permafrost arctique de Sibérie. Il expérimente des injections de protéines qui ralentissent le vieillissement humain. Il a rajeuni des souris de 60 %. Il a digitalisé le cheval au galop d’Eadweard Muybridge, pour le stocker dans l’ADN d’une bactérie.
Chacun balançait ses scoops autour de la tablée. On se serait cru dans « E = M6 » mais sans le présentateur aux lunettes blanches.
— Ici à New York, Jef Boeke, de Rockefeller University, est en train de fabriquer un chromosome humain entier. Il prend les quatre bases de l’ADN et les assemble avec une imprimante à partir de produits chimiques de base. Il a redessiné un chromosome de levure, il l’a remis dans la levure et tout fonctionne. Il veut maintenant synthétiser un chromosome humain.
— C’est quoi l’intérêt ?
— Oh, rien de spécial : remplacer la nature.
— Il y a une société chinoise (BGI, à Shenzhen) qui a fabriqué des microcochons à 2 000 €, de la taille d’un hamster.
— L’équivalent animal d’un bonsaï. C’est pratique, a dit Léonore. Il y a aussi des vaches sans cornes. Moins dangereuses.
— À côté, Calico c’est du bullshit.
— C’est quoi, Calico ? a demandé Romy.
— California Life Company, a récité Pepper. Filiale créée par Google en 2013. 1 170 Veterans Boulevard, South San Francisco. Ils ont investi 730 millions de dollars pour repousser la mort.
— Votre robot est fort pour réciter Wikipédia, a dit Choulika, mais il oublie de dire que Calico ne communique avec personne. Toutes leurs expériences sont ultra-secrètes. J’ai entendu dire qu’ils bossaient sur la drosophile, la mouche du fruit, laquelle est porteuse de séquences d’acide nucléique qui sont des anti-gènes exprimés. Modifiés d’une certaine manière et introduits dans les cellules, ils rallongent de deux ou trois fois leur vie. Rapporté à l’échelle humaine, ce serait la bonne méthode pour vivre 300 ans.
— Pas du tout ! Ils se concentrent sur un variant du gène FOXO3 décelé chez une large majorité des centenaires de la planète, a frimé Alexandre.
— À propos de Frenchy, Luc Douay a créé du sang artificiel qui pourrait remplacer les transfusions mais le monopole de l’Établissement français du sang lui interdit de progresser dans ses fermentations.
— Ce que fait Jef Boeke est en train de changer discrètement l’humanité. Il conçoit de nouvelles formes de vie sur ordinateur, il crée une néo-biologie.
— Aujourd’hui, a poursuivi Choulika, on est des copistes. En gros, j’ai un manuscrit qui est un chromosome et je le recopie à l’identique. Ce n’est pas très intéressant. Les biologistes du futur rédigeront des textes ex nihilo. Ils imagineront des organismes totalement nouveaux.
Tel était le rêve des biotechnogénéticiens : composer une espèce, comme un musicien compose une symphonie. La Nature les ennuyait : l’homme en avait fait le tour, jusqu’à l’épuisement. Le moment était venu de prendre le relais de Dieu. Dieu avait créé l’homme, c’était au tour de l’homme d’enfanter des choses. Mon sang-laser tournait à la vitesse de la lumière qu’il contenait. De tous les animateurs français, j’étais le plus connu, avec Jean-Jacques Bourdin, pour répéter la même question vingt fois. Tant que je n’obtenais pas de réponse, je revenais à la charge. Certains politiques m’avaient surnommé « Pire qu’Elkabbach », d’autres « Léa Salamé sans les nichons ».
— Comment on devient éternel ? Je vous rappelle que nous voulons arrêter de mourir. Alors comment on fait ? Je commence à désespérer. Vous n’en avez pas marre d’agoniser tous les jours, vous ? J’ai emmené ma fille chez Frankenstein, Jésus et Hitler : toujours pas d’homme nouveau.
Curieusement, André Choulika s’était pris de sympathie pour notre petite tribu. Il aimait qu’on lui lance des défis, et je crois que sa femme regardait mes émissions en replay. Je suppose aussi que l’arrêt de son projet Scéil lui était resté en travers de la gorge. C’était une idée géniale que les bioconservateurs avaient tuée dans l’œuf, si l’on peut dire à propos de manipulations de cellules souches.
— Voici ce qu’on va faire, a-t-il répondu : 1) Laurent va séquencer votre génome bien mieux que 23andMe ; 2) je m’occupe de freezer vos cellules souches ; 3) allez à Boston, George Church vous expliquera ses différentes procédures de « rejuvenation ».
Soudain on a entendu un cri de terreur. Pepper avait recommencé à mettre les mains au cul des invitées en gueulant « HITLER = MOZART !! ». Son intelligence artificielle s’humanisait à notre contact : en quelques jours, il était devenu un gros porc fasciste.
— Je mange ton caca contre de l’argent !
— Mais qui lui a appris à dire des choses pareilles ?
— Arrêtez de vous moquer de lui, a dit Romy. Vous n’avez jamais entendu parler du « deep learning » ? Pepper évolue à notre contact. Plus vous vous foutez de lui, plus il se moquera des autres. C’est vous qui le rendez mauvais !
J’ai tenté de consoler Romy mais je voyais bien qu’elle ne considérait plus Pepper comme une machine. Le souper s’est achevé dans la joie quand les généticiens ont bâillonné Pepper avec une serviette de table pour qu’il cesse de dire des obscénités. Ils ont essayé de forcer le robot à boire de la vodka au goulot. Saldmann lui a suggéré des exercices de gainage, Harris a tenté de lui envoyer la fumée de son pétard dans les circuits. Nous sommes sortis dans la rue en chantant « We are the robots » de Kraftwerk sur le trottoir, sous la lumière dure de la lune qui se réfléchissait sur les gratte-ciel. Les humains et la machine intelligente gloussaient de concert, et nos ombres noires dansaient en grand format sur la façade des immeubles, comme dans un film expressionniste allemand.
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