— Désolé, Pepper, tu restes avec Romy.
— Normalement, en tant qu’humain, vous ne devriez pas demander pardon à un objet, a dit Church.
— Romy, dit Pepper, veux-tu commander un bucket de quatorze hot wings chez KFC, le menu « friends » promotionnel étant actuellement proposé à 10 $ ? Ou bien un kilogramme de nounours Haribo livrables dans la demi-heure par UberEats ?
— Non merci, mon amour, je préfère voir Real Humans saison 2 sur ton torse plastifié.
— Entrez et asseyez-vous, a dit le professeur Church. Ne m’en veuillez pas si je reste debout : je suis narcoleptique, je risque de m’endormir si je m’assieds. Ce n’est pas que vous soyez ennuyeux, ni que je m’attende à ce que vous le soyez.
Romy et Pepper étaient restés ensemble sur le canapé orange, vautrés entre deux cactus.
— Je veux coucher avec toi, a dit Romy.
— Oh ! Regarde, c’est un Echinocactus grusonii de la famille des plantes dicotylédones !
Léonore, Lou et moi-même avons pénétré dans le bureau de l’auteur de Regenesis (2014). Debout devant sa bibliothèque, il déambulait de gauche à droite et de droite à gauche comme un avocat qui tente d’innocenter un assassin. La conversation retranscrite ci-dessous me semble être la plus importante interview de ma carrière de journaliste, et — pardonnez mon emphase — il s’agit sans doute aussi du plus important entretien de votre vie de lecteur. Vous ne serez plus le même dans quelques pages. Si, comme tout humain, votre existence repose sur le principe d’inéluctabilité de votre mort, commencez dès maintenant à réviser vos paradigmes et l’organisation de votre pensée ontologique. La vie à durée illimitée ne se vit pas comme une vie brève. Bientôt l’indolence remplacera l’urgence. Toute ambition sera ridicule. L’hédonisme même deviendra absurde. Le temps ne sera plus une richesse rare mais une ressource abondante, infinie, donc dénuée de valeur, contrairement à l’air, l’eau et la nourriture. La question qui se posera le plus immédiatement dans un monde sans mort est celle de l’interdiction de la reproduction. Qui décidera quelles personnes ont le droit de se reproduire, voire tout simplement de rester vivantes ? Une population immortelle ne peut plus augmenter. Les ressources naturelles étant limitées, les Terriens sans mortalité devront être contingentés. Le rationnement deviendra la règle dans le monde post-Church ; le prix de l’eau et des plantations néo-agricoles explosera. Une baguette de pain coûtera cent euros. La consommation de viande sera vite prohibée (George Church est végétalien), celle de cocaïne légalisée et encouragée par le gouvernement, afin de couper l’appétit des jeunes générations et de liquider les personnes âgées. Voici le genre de pensées surhumaines qui me traversaient l’esprit en m’asseyant dans le sofa du patron du département de biologie prospective de la faculté de médecine de Harvard.
— Bonjour, Professeur, et merci de nous recevoir. Nous effectuons en ce moment un tour du monde en quête d’immortalité. Après lasérisation sanguine, congélation de nos cellules iPS et séquençage de nos génomes, nous aimerions connaître les autres procédures à accomplir pour nous éterniser ici-bas. Je crois savoir que vous étudiez les personnes centenaires… ?
— Nous étudions un groupe de soixante-dix personnes de plus de 110 ans. Mais nous avons étendu le panel à des jeunes de 107 ans : il y en a beaucoup. La personne la plus âgée de notre groupe a 113 ans, nous avons fêté son anniversaire il y a deux semaines.
— Vous les réunissez ?
— Oh non, nous les laissons là où ils sont ! Nous séquençons leur ADN et recherchons si un élément de leur génome expliquerait pourquoi ils vivent si longtemps.
Avec son impressionnante barbe blanche, le docteur Church ressemblait à un mélange d’Ernest Hemingway et de Benoît Bartherotte. Il nous toisait comme un grand ponte de la génétique face à deux cancres et leur enfant endormi, mais sans aucun mépris, plutôt dans un souci de pédagogie. Si tous ces scientifiques acceptaient de me recevoir, c’est qu’ils ressentaient le besoin de partager leurs découvertes insensées. Je leur servais d’exutoire ou de récréation.
— Ce que nous faisons, c’est comparer leur ADN à celui de personnes qui vieillissent normalement.
— Vous voulez dire des morts ?
— Pas nécessairement, mais des sujets sur lesquels on constate les effets de l’âge. Bien sûr, notre population de plus de 110 ans vieillit aussi, seulement beaucoup plus tard. Ils ont des rides, ils ont l’air vieux comme n’importe qui mais… ils ont 110 ans.
Léonore le considérait avec défiance. Church n’était pas si différent du professeur Antonarakis ; simplement, il disposait d’un budget quasi illimité pour lancer toutes les expériences qui lui passaient par la tête. Dans le milieu de la recherche génétique, cela agaçait. Elle le titilla :
— Vous étudiez aussi les animaux à forte longévité ?
— Oui, par exemple la baleine boréale, qui vit deux cents ans. Nous avons séquencé son génome ainsi que celui du rat-taupe nu qui vit jusqu’à 31 ans, alors que les souris vivent normalement trois ans. Le chercheur de Liverpool avec qui je travaille, João Pedro de Magalhães, étudie un troisième mammifère, le singe capucin, dont la durée de vie est plus longue que celle des autres primates. Ce qui est intéressant c’est de comparer une espèce durable à une espèce proche vivant moins longtemps. On isole ainsi quelques mutations qui multiplient la longévité par dix. Des systèmes anticancéreux, des réparations de l’ADN ont été décelées chez le rat-taupe nu.
Je buvais ses paroles. De toute évidence, il était le bienfaiteur que je cherchais depuis notre départ de Paris. Dans Le Seigneur des anneaux , il y a un magicien qui connaît le secret de la vie éternelle : il se nomme Gandalf. Mais sa barbe est plus longue.
— Vous travaillez aussi sur un projet au nom fascinant : l’inversion du vieillissement (« Age Reversal »). Comment faites-vous pour renverser le processus de l’âge et si vous y arrivez, où puis-je m’inscrire ?
— Il y a des longévités extensives de naissance mais effectivement, on a aussi découvert récemment des systèmes qui, introduits tardivement dans la vie, peuvent inverser le vieillissement.
— Un exemple concret ?
— La mitochondrie, enchaîna-t-il, est un truc minuscule mais très important. C’est la centrale énergétique de la cellule. Elle récupère l’énergie des molécules et la fait « respirer ». On pense que ce sont les mitochondries qui nous font vieillir, quand leurs protéines s’oxydent. C’est leur ADN qui mute : on se met à perdre nos cheveux, par exemple. Des Japonais de l’université de Tsukuba se sont aperçus qu’en ajoutant de la glycine dans les mitochondries, une cellule âgée de 97 ans pouvait être relancée. Et en décembre 2013, David Sinclair, ici même, a rajeuni un muscle de souris de deux ans à six mois en y injectant du NAD.
— NAD ? What is this ?
— Nicotinamide adénine dinucléotide.
— Bless you !
— Le NAD facilite la circulation entre la mitochondrie et le noyau de la cellule. À l’échelle humaine, ce qu’a accompli mon camarade est incommensurable. Cela revient à faire passer un être vivant de 60 à 20 ans.
Comment dit-on « diantre » en anglais ? Sur toute notre planète, en ce moment même, des bio-geeks expérimentaient des tonnes de produits délirants dans un jargon hermétique, à la recherche de l’« Age Reversal ». Les biochimistes étaient les alchimistes modernes. Mais ce que m’annonçait tranquillement le Hemingway de la génomique me poussa à me lever d’un bond comme un type qui fait la « ola » durant un match de foot.
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