Je parle avec l’autorité de l’échec.
Scott Fitzgerald
Ben quoi ? Ben oui ! Faut pas compliquer ! Faut dire les choses comme elles sont. On aime et puis on n’aime plus.
Françoise Sagan (lors d’un dîner chez elle en 1966 avec Brigitte Bardot et Bernard Frank)
À Christine de Chasteignier et Jean-Michel Beigbeder, sans qui ce livre n’aurait pu voir le jour (Ni moi).
I
Avec le temps on n’aime plus
L’amour est un combat perdu d’avance.
Au début, tout est beau, même vous. Vous n’en revenez pas d’être aussi amoureux. Chaque jour apporte sa légère cargaison de miracles. Personne sur Terre n’a jamais connu autant de plaisir. Le bonheur existe, et il est simple ; c’est un visage. L’univers sourit. Pendant un an, la vie n’est qu’une succession de matins ensoleillés, même l’après-midi quand il neige. Vous écrivez des livres là-dessus. Vous vous mariez, le plus vite possible — pourquoi réfléchir quand on est heureux ? Penser rend triste ; c’est la vie qui doit l’emporter.
La deuxième année, les choses commencent à changer. Vous êtes devenu tendre. Vous êtes fier de la complicité qui s’est établie dans votre couple. Vous comprenez votre femme « à demi-mot » ; quelle joie de ne faire qu’un. Dans la rue, on prend votre épouse pour votre sœur : cela vous flatte mais déteint sur vous. Vous faites l’amour de moins en moins souvent et croyez que ce n’est pas grave. Vous êtes persuadé que chaque jour solidifie votre amour alors que la fin du monde est pour bientôt. Vous défendez le mariage devant vos copains célibataires qui ne vous reconnaissent plus. Vous-même, êtes-vous sûr de bien vous reconnaître, quand vous récitez la leçon apprise par cœur, en vous retenant de regarder les demoiselles fraîches qui éclairent la rue ?
La troisième année, vous ne vous retenez plus de regarder les demoiselles fraîches qui éclairent la rue. Vous ne parlez plus à votre femme. Vous passez des heures au restaurant avec elle à écouter ce que racontent les voisins de table. Vous sortez de plus en plus souvent : ça vous donne une excuse pour ne plus baiser. Vient bientôt le moment où vous ne pouvez plus supporter votre épouse une seconde de plus, puisque vous êtes tombé amoureux d’une autre. Il y a un seul point sur lequel vous ne vous étiez pas trompé : effectivement, c’est la vie qui a le dernier mot. La troisième année, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle : dégoûtée, votre femme vous quitte. La mauvaise nouvelle ; vous commencez un nouveau livre.
Pour bien conduire bourré, il suffit de viser entre les immeubles. Marc Marronnier tourne l’accélérateur ce qui a pour effet de faire prendre de la vitesse à son scooter. Il se penche entre les voitures. Elles lancent des appels de phare, klaxonnent quand il les frôle, comme dans les mariages de ploucs. Ironie du sort ; Marronnier fête justement son divorce. Ce soir, il fait la tournée n°5 bis et il ne faut pas perdre de temps : cinq endroits en une soirée (Castel-Buddha-Bus-Cabaret-Queen), c’est déjà ardu, alors imaginez la 5 bis qui, comme son nom l’indique, s’exécute deux fois dans la nuit.
Il sort souvent seul. Les mondains sont des êtres solitaires perdus dans une abondance de connaissances floues. Ils se rassurent à coups de poignées de mains. Chaque nouvelle bise est un trophée. Ils se donnent une illusion d’importance en saluant des gens célèbres, alors qu’eux-mêmes ne fichent rien de leurs dix doigts. Ils s’arrangent pour ne fréquenter que des endroits extrêmement bruyants pour ne pas pouvoir parler. Les fêtes ont été données à l’homme pour lui permettre de cacher sa pensée. Peu d’êtres connaissent autant de monde que Marc, et peu sont aussi seuls.
Ce soir n’est pas une fête comme les autres. C’est sa divorce party ! Hourra ! Il a commencé par acheter une bouteille dans chaque établissement. Il semblerait également qu’il les ait pas mal entamées.
Marc Marronnier, tu es le Roi de la Nuit, tout le monde t’adore, où que tu ailles les patrons de boîte t’embrassent sur la bouche, tu doubles les files d’attente, tu as la meilleure table, tu connais tous les noms de famille des gens, tu ris à toutes leurs blagues (surtout les moins drôles), on te donne de la drogue gratuite, tu es en photo partout sans raison, c’est pas croyable à quelle réussite sociale tu es arrivé en quelques années de chronique mondaine ! Un nabab ! « Mondanitor » ! Mais alors, dis donc, explique-moi un peu, pourquoi elle s’est barrée, ta femme ?
— Nous nous sommes séparés d’un commun désaccord, grommelle Marc en entrant au Bus.
Puis il ajoute :
— J’ai épousé Anne parce que c’était un ange — et c’est précisément la raison de notre divorce. J’ai cru chercher l’amour jusqu’au jour où j’ai compris que tout ce que je voulais, c’était le fuir.
L’ange étant passé, il change de sujet :
— Merde, s’écrie-t-il, les filles sont potables ici, j’aurais dû me laver les dents avant de venir. Heps ! Mademoiselle, vous êtes belle comme un cœur. Pourrais-je enlever vos vêtements, s’il vous plaît ?
Il est comme ça, Marc Marronnier : il fait semblant d’être dégueulasse sous son costard en velours lisse, parce qu’il a honte d’être doux. Il vient d’avoir trente ans : l’âge bâtard où l’on est trop vieux pour être jeune, et trop jeune pour être vieux. Il fait tout pour ressembler à sa réputation, afin de ne décevoir personne. À force de vouloir grossir son press-book, il est devenu, petit à petit, une caricature de lui-même. Cela le fatigue d’avoir à prouver qu’il est gentil et profond, alors il joue les méchants superficiels, en adoptant ce comportement désordonné, voire affligeant. C’est donc sa faute si, quand il crie sur la piste de danse : « Youpi ! J’ai divorcééé », personne ne vient le consoler. Seuls les rayons lasers transpercent son cœur comme autant d’épées.
Arrive bientôt l’heure où mettre un pied devant l’autre devient une opération compliquée. Il remonte en titubant sur son scooter. La nuit est gelée. À fond les manettes, Marc sent des larmes couler sur ses joues. C’est sûrement le vent. Ses paupières restent de marbre. Il ne porte pas de casque. La Dolce Vita ? Quelle Dolce Vita ? Où est-elle passée ? Trop de souvenirs, trop de choses à oublier, c’est un dur labeur d’effacer tout ça, il va falloir revivre tant de moments jolis pour remplacer la beauté d’avant.
Il rejoint des copains au Baron, avenue Marceau. Le Champagne n’est pas donné, les filles non plus. Par exemple, si tu veux faire l’amour avec deux filles, c’est 6 000 balles, alors qu’une fille seule c’est 3 000. Elles ne font même pas de tarifs dégressifs. Elle réclament du cash ; Marc sort chercher de l’argent au distributeur avec sa carte bleue ; elles l’entraînent à l’hôtel, se désapent dans le taxi, le sucent de concert, il appuie sur leurs têtes ; dans la chambre elles s’enduisent de crème parfumée, il en baise une pendant qu’elle lèche l’autre ; au bout d’un moment, incapable de jouir, il simule l’orgasme puis se rend dans la salle de bain pour jeter discrètement la capote vide dans la poubelle.
Dans le taxi du retour, au petit matin, il entend :
« L’alcool a un goût amer
Le jour c’était hier
Et l’orchestre dans un habit
Un peu passé
Joue le vide de ma vie
Désintégrée. »
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