Frédéric Beigbeder
Premier bilan après l'apocalypse
essai
« Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il existe donc peu de livres qu’on puisse relire, soupira des Esseintes, regardant le domestique qui descendait de l’escabelle où il était juché et s’effaçait pour lui permettre d’embrasser d’un coup d’œil tous les rayons. »
J. K. Huysmans,
À rebours, 1884.
à Chloé, qui lit plus vite que moi.
Les livres sont des tigres de papier, aux dents de carton, des fauves fatigués, sur le point de se laisser dévorer. Pourquoi s’obstiner à lire sur un objet pareil ? Des feuilles fragiles, inflammables, reliées, imprimées, sans batterie électrique ? Tu es obsolète, ô vieux livre bientôt jauni, nid à poussière, cauchemar de déménageur, ralentisseur de temps, usine à silence. Tu as perdu la guerre du goût [1] L’expression est de Philippe Sollers, qui écrivit en 1994 : « J’emploie le mot guerre parce que c’est la guerre, et que ne pas le reconnaître relève, au mieux, de la niaiserie ; au pire, du cynisme manipulateur. » (Note de l’auteur.)
. Les lecteurs de livres en papier sont de vieux maniaques, chaque jour plus vieux, chaque soir plus maniaques. Ils préfèrent caresser un ouvrage qu’ils peuvent respirer, plier, annoter, poser et reprendre, n’importe où, n’importe quand, sans avoir à le brancher sur le secteur. Tragédie de la sénilité. Le fait même de lire un texte sur papier fait de nous des débris, comme Montag dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, roman de science-fiction qui anticipa en 1953 le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Un monde où les livres de papier étaient interdits et où des pompiers pyromanes étaient payés pour les brûler. Le seul point sur lequel Bradbury, aveuglé par les autodafés des nazis, s’est trompé, c’est le feu : les industriels se sont aperçus que le pilon est nettement plus discret que la cheminée. Le reste de sa prédiction est en passe de se réaliser : d’ici à quelques années, les tigres de papier vont être remplacés par des écrans plats appartenant à trois compagnies américaines (Apple, Google et Amazon), une japonaise (Sony) et une française (Fnac).
Vous tenez entre les mains un tigre de papier qui n’est pas « dématérialisé » et qui prétend même mordre encore un peu. Il veut défendre ses congénères, parents et bienfaiteurs : d’autres vieux fauves menacés d’extinction, aussi impressionnants qu’un tas de peluches abandonnées dans un grenier. Le livre de papier, souviens-toi, fut inventé par un Allemand nommé Johannes Gutenberg il y a environ six siècles. Le roman moderne est apparu peu après, grâce à Rabelais, puis Cervantès. On peut donc déduire de l’extinction du livre de papier que le roman va également disparaître : les deux étaient liés. Lire un roman demandait du temps, un fauteuil et un codex (objet livre relié, dont on tourne les pages) : essayez de lire À l’ombre des jeunes filles en fleurs en cliquant sur un iPad et l’on en reparle. Les concepteurs du livre électronique croient si peu au roman que le texte de Proust disponible en ligne est truffé de coquilles, fautes de frappe, erreurs de ponctuation : il n’a visiblement pas été relu par ceux qui prétendent étendre son rayonnement par sa numérisation. Le remplacement du livre en papier par la lecture sur écran va donner naissance à d’autres formes de récits. Ils seront peut-être intéressants (interactivité, hypertexte, habillages sonores ou musicaux, illustrations en 3D, relais vidéo…) mais ce ne sera plus du roman au sens où nous l’entendions, nous, lecteurs cacochymes, obsédés obsolètes, bibliophiles ringards.
J’avoue être sidéré par l’indifférence globale dans laquelle cette apocalypse a lieu. Comme disait Michaux à propos de l’homme : le roman sur papier, c’était tout de même quelqu’un. Les premiers romans feuilletés dans mon adolescence me permettaient d’échapper à ma famille, au monde extérieur, et peut-être, sans le savoir, à l’absence de signification de l’univers entier. Sartre dit dans Les Mots que « l’appétit d’écrire englobe un refus de vivre ». Je crois qu’on peut dire la même chose de la lecture sur papier : la concentration me permettait de fuir la réalité, ou plutôt elle comblait un vide inexprimable… l’absence de Dieu ? le départ de mon père ? ma timidité avec les filles ? Lire des romans durant des heures me semblait la liberté suprême. Une façon de me projeter dans une autre existence que la mienne, plus belle et plus captivante. Un monde parallèle, haut en couleur. Une réalité moins désorganisée, une grille de lecture pour décoder l’existence. Une utopie encore plus merveilleuse que la masturbation.
Certes, tout le monde raconte des histoires partout : la télévision regorge de feuilletons, le cinéma américain domine la terre, le jeu vidéo nous offre même la possibilité de devenir un héros franchissant d’un coup de joystick les mêmes épreuves qu’Ulysse. Quelle est la place du roman en papier dans cette époque qui croule sous le « storytelling » ? Les théoriciens du Nouveau Roman n’avaient pas complètement tort de s’interroger sur l’obsolescence des personnages et l’impasse de la narration classique. Dès 1936, Scott Fitzgerald déprimait déjà, dans La Fêlure , lorsqu’il s’est aperçu que la bataille de l’écrit était perdue contre l’écrasante domination de l’image : « Je compris que le roman, qui à l’époque de ma maturité constituait le support le plus solide et le plus souple pour transmettre émotions et pensées d’un être humain à l’autre, était en train de se subordonner à un art mécanique et communautaire incapable, que ce soit aux mains des marchands de Hollywood ou des idéalistes russes, de refléter autre chose que la pensée la plus banale, que l’émotion la plus évidente. » Ce qui n’est pas très aimable pour le septième art. Posons la question autrement : comment le roman de papier peut-il rivaliser avec l’audiovisuel dans un monde où l’homme occidental passe trois heures par jour en moyenne devant son téléviseur ? Par moments, j’ai l’impression que le premier grand roman de l’Histoire ( Don Quichotte) décrit très précisément le combat engagé par quelques irréductibles pour la défense de la littérature à l’aube du troisième millénaire. Sachez que j’écris cette préface armé d’une lance et coiffé d’un heaume.
Pietro Citati et George Steiner disent que le roman est mort ou du moins qu’il est très fatigué. Qu’on en a fait le tour. Il est vrai qu’à force d’inventer des personnages qui n’existent pas on encombre une planète déjà surpeuplée. Cette opinion est à la mode : le pessimisme est l’esthétique du moment ; peut-être que j’y succombe moi aussi car je suis un garçon influençable. Ce qui est bizarre, c’est que ces mêmes exégètes érudits affirment qu’on publie trop de romans. D’un côté le roman se meurt, de l’autre il est trop vivant ? Il y a là un paradoxe. Ou bien le roman sera-t-il noyé sous la masse ? J’aime mieux l’espoir offert par Mario Vargas Llosa dans son discours de réception du Nobel 2010, dont le lyrisme ne me semble nullement ridicule en ces temps où l’on poignarde Gutenberg dans le dos : « Nous devons continuer à rêver, à lire et à écrire, car c’est la façon la plus efficace que nous ayons trouvée de soulager notre condition périssable, de triompher de l’usure du temps et de rendre possible l’impossible. » Certes il ne défend pas les tigres de papier mais si je l’embrigade avec moi (Mario, je veux bien être votre Sancho Pança), c’est que le papier me paraît moins « périssable » que l’e-book-à-écran-tactile-basse-tension-en-rétroluminosité-digitale, démodé deux jours après sa sortie de l’usine.
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