À notre réveil, nous fûmes convoqués pour une réunion urgente chez le directeur du centre de purification intestinale. Le thérapeute à la barbe poivre et sel se retenait de crier pour ne pas effrayer les curistes. Pepper roulait innocemment sur le linoléum, tenant Romy par la main. Il était connecté au cloud en permanence : il choisissait ses réponses en fonction de l’adaptation émotionnelle des 10 000 robots SoftBank Robotics en circulation. Pepper apprenait autant que Romy ; les deux profitaient de cette rencontre. Au bout d’une semaine, elle le considérait déjà comme son petit frère.
— Nous allons devoir vous demander de partir. Jetzt.
— Aber warum ?
— La femme de ménage a trouvé dans votre poubelle des emballages de Haribo vides. Ne niez pas ! Mais ce n’est pas le plus grave. Monsieur, pendant votre laser-therapy, votre fille et son… ami à roulettes ont importuné des clientes du spa.
— Pardon ?
— Son… bras a touché les fesses de deux habituées de la piscine. C’est inadmissible. Si vous ne me croyez pas, je peux vous montrer les images de la vidéosurveillance.
— Oui, je veux bien.
Romy regardait fixement ses Converse. Pepper s’est défendu :
— Je n’ai pas pincé les personnes. Romy m’a dit qu’il s’agissait d’une forme de coutume locale de toucher les fesses des nageuses quand elles sortaient de l’eau. Les gestes équivoques sont prohibés par mon logiciel interne mais je n’ai fait qu’exécuter une instruction non violente.
— Espèce de balance, a dit Romy.
Sur la vidéo en noir et blanc, on pouvait voir Romy proposer des Haribo à deux clientes obèses. Puis Pepper mettait les mains aux fesses des Russes en maillot une pièce qui sortaient de la piscine avec leur bonnet de bain sur la tête. Les dames étaient outrées, effarées, et finalement terrifiées par le petit robot souriant qui tendait son engin télescopique vers leurs hanches. Romy était hilare, sur l’écran comme dans le bureau du directeur. Pepper se contentait d’allonger le bras et de tourner la main vers les postérieurs. Puis il fermait le poing pour « checker » celui de Romy en signe de complicité.
— Romy, c’est mal ce que tu as fait.
— Bah c’était pour voir s’il était cap…
— Je suis cap, a dit Pepper.
— Nous vous avions expressément demandé de laisser votre… machine dans votre suite, dit le directeur.
— Le contact avec les fesses ne fait pas partie des gestes prohibés dans ma programmation initiale, a ânonné Pepper. Cette erreur comportementale sera transmise à l’ensemble des robots de ma gamme. Un tel geste inapproprié ne se reproduira pas.
— Ta gueule, balance !
— J’ignore si je suis une balance. Ce terme est-il péjoratif ? Toujours est-il que je ne suis pas cap de mettre une carotte dans mon cul.
Romy a éclaté de rire, pas le directeur.
— Ce genre de comportement ne peut pas être toléré chez nous. Le personnel d’étage rassemble vos effets personnels en ce moment même. Notre service de limousine vous raccompagnera à l’aéroport. Nous ne souhaitons pas prolonger votre présence en notre établissement. Merci de votre compréhension. Nous allons devoir moderniser notre politique en interdisant définitivement cette clinique aux chiens, aux enfants et aux robots.
— Oh ça va, ce sont des plaisanteries de gamins…
— Je ne sais pas si ce style de plaisanteries est normal en France mais en tout cas le harcèlement sexuel est très répréhensible en Autriche.
— Mais Docteur, j’ai payé pour dix jours de détoxification-lasérisation sanguine !
— Estimez-vous heureux si nous ne prévenons pas la police de Klagenfurt. Vous avez de la chance que nos clientes ne portent pas plainte, j’ai eu beaucoup de mal à les calmer. Personne ne tient à ébruiter cette affaire.
— Je détecte une tension particulière dans cette assemblée humaine, a dit Pepper. Syntax error 432. L’Autriche est le pays natal de Mozart et Hitler.
Le personnel nous a raccompagnés froidement mais fermement à la sortie de l’hôtel. Nous sommes montés dans une Mercedes noire qui a démarré immédiatement.
— J’ai faim, ai-je dit. Romy, t’aurais pas dû lui apprendre à tripoter les gens.
— C’est pas moi ! Il invente des trucs, je te jure !
— Monsieur a exprimé sa faim. Sachez que les restaurants Burger King proposent un menu promotionnel avec Double Whopper-frites-boisson pour seulement 4,95 €, a dit Pepper (car la société SoftBank Robotics avait signé un contrat publicitaire avec la chaîne de fast-foods américains). Vous voyez : je suis cap d’être cool.
J’ai demandé au chauffeur de suivre le GPS de Pepper jusqu’au Burger King le plus proche.
— À 3 kilomètres, tournez à droite, a dit Pepper. Je suis cap de toucher des culs de salopes.
Il lui tendait le poing fermé. Romy lui fit un cyber-check. Je me sentais robotiquement exclu. Mon organisme avait hâte de renouer avec les toxines de l’hyperconsommation mainstream . Nous trouverions un meilleur chemin vers l’immortalité que la detox : de Genève, Léonore nous avait transmis une invitation au « dîner du XXI esiècle » de Cellectis à New York, où elle se rendait. Classée 13 een 2016 parmi les sociétés les plus « smart » au monde par le Massachusetts Institute of Technology, la société Cellectis est un des leaders mondiaux de l’édition de génome et son CEO, le docteur André Choulika, l’un des pionniers internationaux des « ciseaux à ADN ». On se rapprochait du but. La limousine glissait le long de la montagne vers le fast-food américain. Nous n’avions plus qu’à nous laisser porter vers Vienne, la ville où la comtesse Erzsébet Báthory a égorgé quelques jeunes servantes (au 12 Augustinerstrasse) afin d’atteindre la vie éternelle. Nous reviendrons à la méthode Báthory, je ne voudrais pas spoiler la fin de mon récit. À Vienne nous attendait un autre avion pour les États-Unis. C’est peut-être par là que j’aurais dû commencer notre périple : après tout, l’Amérique était le pays capable d’inventer la bombe atomique et de l’essayer tout de suite sur des humains. Le Nouveau Monde était l’endroit désigné pour créer l’Homme Nouveau.
PRINCIPALES DIFFÉRENCES ENTRE L’HOMME ET LE ROBOT
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HGM = HUMAIN GÉNÉTIQUEMENT MODIFIÉ
(East River Lab, Cellectis New York)
« Mort, où est ta victoire ? »
Première lettre de saint Paul
Apôtre aux Corinthiens
La quatrième blessure narcissique fut la dernière.
Ainsi que l’a exposé Sigmund Freud dans son Introduction à la psychanalyse (1917), la première blessure narcissique de l’humanité fut la révolution de Copernic au XVI esiècle : l’homme n’était pas au centre de l’univers.
La deuxième humiliation provint de Darwin au XIX esiècle : l’homme descendait du singe.
La troisième vexation fut amenée par Freud au XX esiècle : l’homme n’était même pas maître de ses pulsions.
L’humanité n’a pas survécu à la quatrième blessure narcissique : la découverte au XXI esiècle que l’ADN, qui programmait son destin, était modifiable.
Lorsque cela fut démontré, Homo Sapiens ne pouvait plus être sauvé.
Il est difficile de dater avec précision le moment exact où Homo Sapiens est devenu synonyme de « sous-homme ». Ce constat est né de la convergence de plusieurs découvertes : digitalisation du cerveau, correction génétique des embryons, rajeunissement des cellules et du sang, « brain enhancement ». Mais à coup sûr la première étape fut, en 2026, la connectique neuronale avec le réseau. Lorsqu’une petite partie de l’humanité eut un accès permanent à Google, le reste des habitants de la planète fut immédiatement renvoyé à l’homme des cavernes. L’intelligence artificielle intégrée à l’homme donna à une minorité d’enfants une avance incommensurable sur les autres élèves. En 2020, les premières naissances de bébés à ADN crispérisé furent un événement mondial. Leur avantage génétique fit bientôt la une des YouTubeLiveShows. Le niveau scolaire des archéo-humains ne les rendait absolument pas compétitifs avec la néo-humanité qu’on a surnommée les « Wi-Fi babies ». Il fallut rapidement créer de nouveaux collèges pour les « sur-enfants » dont les notations n’étaient pas mesurables avec les moyens d’évaluation ordinaires. « Homo Sapiens » en latin signifie « homme savant », mais face à des néo-humains 2.0 au quotient intellectuel non répertorié sur l’échelle, il convenait de le rebaptiser « Homo Inscius » (« homme ignorant »). Yuval Noah Harari proposa de désigner désormais les posthumains sous le nom d’« Homo Deus » (« homme augmenté »). Mais dans la vie quotidienne, la nouvelle race fut baptisée : « UBERMAN ».
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