— OK, je suis cap. Dis au chef que je veux un poulet-purée avec de l’eau et une pomme.
La force du sang-laser ! J’expérimentais mes superpouvoirs. Conduire Romy sur la voie de la Grande Santé était un exploit surhumain qui n’aurait pu être accompli avec une hémoglobine ordinaire. La lumière fluorescente était entrée en moi comme du sang infrarouge. La clinique changeait de couleur selon les caprices du ciel. Désormais, le Ciel était en nous.
Incontestablement, ce séjour chez les thérapeutes postnazis m’a rapproché de Romy, nous obligeant à additionner nos solitudes. En remontant dans ma chambre, alors que je regardais trop longuement un vieux ridé en me disant « toi, tu ne passeras pas l’hiver », il me sembla l’entendre murmurer à mon intention :
— Denn die Todten reiten schnell… (Car les morts vont vite.)
Le sixième jour, après ma laser-therapy, nous sommes allés nous promener dans la montagne alentour. La forêt était peuplée de bruits bizarres, de grognements de bêtes cachées dans les bois : lièvres, taupes, grenouilles, hérissons, sangliers, renards, daims ? (Il y avait sûrement des loups mais nous ne les avons ni vus, ni entendus.) Dopé par mon « laser-blood » (tel Charlie Sheen avec son « tiger-blood »), je les entendais tous, et marchais à grandes enjambées ; Romy peinait à me suivre mais je l’attendais toujours. Je sniffais l’odeur des conifères. L’irradiation du rayon laser réveillait mes cellules souches sanguines et décuplait ma résistance physique. J’entrais dans la race des Übermensch . Le Führer affectionnait particulièrement ces montagnes austro-hongroises ; Berchtesgaden n’est qu’à quelques kilomètres à vol d’oiseau. Nous espionnions le chant des merles et les cavalcades des écureuils dans les sapins et les bouleaux. La lumière s’éloignait derrière les arbres comme le blanc de la neige éternelle, tandis qu’autour de nous, dans les troncs noirs, circulait la sève de l’Ancienne Nature Non Modifiée. Mon dernier film s’achevait dans une cabane sur pilotis au bord de l’onde ; nous avions tourné cette séquence sur un lac près de Budapest. J’avais une faiblesse pour l’horizontalité des vallées entre les montagnes, le calme apparent des forêts lorsqu’on n’y entre pas. Et les rayons du soleil formant des galaxies d’étoiles à la surface de l’eau.
Une fois au sommet, j’ai lu à haute voix un passage du roman fantastique que lisait Romy : « Je passais des jours entiers seul sur le lac, dans une petite embarcation, à observer les nuages, et, dans le silence et la tristesse, à écouter le murmure des vagues. » Depuis Genève, Romy était fan de Frankenstein . Un aigle est passé au-dessus de nous. Méfiance : je lui ai raconté le mythe de Prométhée, qui avait voulu créer une vie artificielle et fut condamné par les dieux à avoir éternellement le foie dévoré par un aigle. Sous la coupole bleue, dans la limpidité de l’air et le ciel bientôt rougeoyant, nous sommes redescendus en glissant sur le toboggan du Pyramidenkogel : 52 mètres de hauteur, 20 secondes pour glisser à toute vitesse sur 120 mètres à 25 degrés d’inclinaison (« die höchste Gebäuderutsche Europas », « le plus haut toboggan d’Europe »), pour arriver dans l’odeur du gazon fraîchement tondu, à la lisière du bois brumeux. Juste avant de rentrer à l’hôtel, nous sommes allés nous agenouiller dans la petite église de Maria Wörth. Romy répétait « Yésousse Chrrristousse » comme une parfaite bigote. Quitte à mener une vie de moine, autant se rendre aux vêpres. Je commençais à penser que le catholicisme n’était pas incompatible avec l’amélioration de l’homme. J’étais de plus en plus croyant en vieillissant. La différence avec les athées, c’est la culpabilité judéo-chrétienne. Quel luxe ! Cette angoisse d’être vain, mêlée de honte d’être merdique, je la trouvais plutôt saine et préférable à la mort de Dieu. Et sincèrement, je ne croyais plus que Dieu était mort : la situation était plus compliquée. Il était mort au XX esiècle, mais Il revenait au siècle suivant pour remplacer la cocaïne.
Au crépuscule, la montagne a bougé : une avalanche sanglante. En prière, Romy dialoguait avec le Messie ; une chouette hulula. C’était l’heure où les moustiques vont boire du plasma. J’ai profité de ce moment de recueillement pour composer la première prière transhumaine (à chanter sur l’air du « Gloria » de la Messe en si mineur de Bach).
CANTIQUE TRANSHUMAIN
(Maria Wörth, Autriche, juillet 2017)
Merci Seigneur pour ta Divine Lumière,
Ton étoile qui brille en mon sein
Et le feu de l’Esprit saint
Qui me relève de la poussière.
Ô Jésus-Christ éclaire mon âme,
Comme tu descendis sur les apôtres
Le jour de la Pentecôte,
Quand ma fille reçut ta flamme.
Dieu est entré dans mes veines,
Lumineuse Splendeur en mes vaisseaux
Où circule le sang du Renouveau
Guéri de l’Ibuprofène.
J’accède à la Vie Éternelle,
Quittant mes ténèbres pour ton Soleil,
Ton laser a tiré du sommeil
Le plasma de l’Alliance Nouvelle.
De tes rayons naît le réconfort,
De ton néon ardent vient la paix,
L’illumination de tes bienfaits
Offre le Salut et tue la Mort.
Tout le personnel médical du sanatorium aurait pu être robotisé ; les analyses effectuées sur la base d’études génomiques auraient pu être comparées sur le cloud avec le big data du reste de l’humanité. La réceptionniste aurait pu être une « love doll » de silicone avec orifices en latex vibrant pour satisfaire tous les désirs masculins de l’hôtel. Pour la clientèle féminine, des valets synthétiques avec gode à capteurs sensitifs auraient fourni des orgasmes multiples. L’accueil serait personnalisé par l’intelligence artificielle :
— Bonjour, je suis Sonia, votre hôtesse d’accueil, et j’ai hâte que vous jouissiez dans ma gorge. Je suis équipée d’un anus rotatif. Je vois sur votre historique Google que vous visitez régulièrement Pornhub. Voulez-vous connaître un orgasme inhumain ?
J’allais vraiment de mieux en mieux. Les expressions « il a le sang chaud », « bouillir intérieurement », « phosphorer » étaient à prendre au pied de la lettre. J’avais du mal à m’endormir tant mon sang bouillait. La séance quotidienne de lasérisation sanguine décuplait toutes mes capacités. Je n’avais plus besoin de sommeil ni d’alimentation : j’accédais au destin d’une machine. J’ai abordé la question avec Pepper :
— Tu préfères être une machine ou un humain ?
— Je ne me pose pas la question. Je suis une machine et vous un humain. C’est ainsi.
— Moi j’aimerais bien être une machine. Regarde ces garçons en canoë-kayak qui traversent le lac. Ils transpirent en ramant, ils tirent la langue, ils sont rouges et épuisés, alors qu’un Riva effectue le même trajet en quelques secondes avec tellement plus d’élégance.
— Oui mais si j’étais un humain, a dit Pepper, je connaîtrais la douleur de l’effort, la récompense de la victoire, la quête sportive du dépassement de soi… La notion de sacrifice, la joie de gagner la course…
— Papa, je m’ennuie à crever ici, a dit Romy.
— Pepper, fais-la rire steuplé.
— Je connais 8 432 blagues drôles, dit Pepper.
— Oui mais elles sont nulles.
— Sais-tu pourquoi les carottes sont orange ?
— Pour les mettre dans ton cul ? ai-je répondu.
Romy était hilare.
— Ah. Je perçois un rire. Mission accomplie, a dit Pepper.
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