Frédéric Beigbeder - Une vie sans fin

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« La vie est une hécatombe. 59 millions de morts par an. 1,9 par seconde. 158 857 par jour. Depuis que vous lisez ce paragraphe, une vingtaine de personnes sont décédées dans le monde — davantage si vous lisez lentement. L’humanité est décimée dans l’indifférence générale.
Pourquoi tolérons-nous ce carnage quotidien sous prétexte que c’est un processus naturel ? Avant je pensais à la mort une fois par jour. Depuis que j’ai franchi le cap du demi-siècle, j’y pense toutes les minutes.
Ce livre raconte comment je m’y suis pris pour cesser de trépasser bêtement comme tout le monde. Il était hors de question de décéder sans réagir. »
Contrairement aux apparences, ceci n’est pas un roman de science-fiction. F. B.

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La race humaine devait se transformer ou disparaître, ce qui revenait au même : l’humanité, telle que nous l’avions connue depuis Jésus-Christ, mourrait de toute façon. Paris ne redeviendrait pas Paris et l’homme ne serait plus jamais le même qu’avant Google. Ce qui nous humilie dans l’humaine condition est son destin irréversible. Si quelqu’un trouvait le moyen de renverser le cours du temps… il serait le plus grand bienfaiteur que l’humanité ait jamais connu.

À la livraison du colis contenant Pepper, la réception nous convoqua. Un débat houleux opposait le directeur à une aide-soignante : les robots étaient-ils autorisés chez Viva Mayr ? Finalement, une permission spéciale fut accordée à Pepper à condition qu’il demeure cloîtré dans notre chambre. N’étant pas waterproof, les thalassothérapies lui étaient interdites.

— Où sommes-nous ? demanda Pepper quand Romy le mit en marche. (Son GPS ne devait pas encore être connecté à la Wi-Fi.)

— Sur les bords du lac Wörth, en Autriche, répondis-je.

— Eva Braun aimait beaucoup traverser le lac Wörth en ramant dans une barque. (Ah, ça y est, la Wi-Fi fonctionnait.)

— T’as de la chance de rien manger, dit Romy, la bouffe est dég ici.

— Il faut recharger mes batteries en me posant sur mon support électrique. Il faut recharger mes batteries en me posant sur mon support électrique. Il faut recharger mes batteries en me posant sur mon support électrique.

— Il a faim, dit-elle.

Tandis que Pepper reprenait des forces après son voyage en soute à bagages, nous sommes allés visiter les environs. Notre chambre donnait sur une petite église située en haut d’une colline, surplombant le lac. À l’ouest, les neiges éternelles scintillaient. Sur la rive, les roseaux se penchaient comme pour boire l’eau limpide. La clinique était construite sur une presqu’île au milieu du lac. C’était un paysage d’un romantisme à couper le souffle, comme si nous étions entrés dans un tableau de Caspar David Friedrich, le premier peintre à avoir figuré les hommes de dos, comme des intrus dans la nature. Notre promenade nous a conduits à la porte de la petite chapelle du village de Maria Wörth, dont le clocher, précisait un écriteau, datait de l’an 875. On y disait une messe ; des chants allemands s’envolaient par la porte entrouverte. Nous avons pénétré dans la fraîcheur illuminée. Devant une trentaine de fidèles agenouillés, le prêtre en chasuble violette s’écriait :

— Mein Gott, mein Gott, warum hast du mich verlassen ?

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— C’est le cri de Jésus sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Comme dans les contes de fées, l’intérieur de l’église paraissait plus grand que l’extérieur. Le prêtre roulait les « r » dans son homélie. Romy s’amusait qu’il dise « Yesus Chrrrristus ». Je feuilletai une brochure touristique dans laquelle il était indiqué que Gustav Mahler avait composé sa cinquième symphonie ici-même, dans une petite cabane au bord du lac. Celle dont on entend l’adagietto déprimant dans Mort à Venise , de Visconti. Décidément, notre voyage convoquait les symboles funèbres et les œuvres de Thomas Mann. J’espérais que je n’étais pas aussi condamné que le vieux Aschenbach reluquant le jeune Tadzio.

Le reste de la journée s’est écoulé paisiblement. Romy se baignait dans la piscine et se faisait masser les pieds. On m’a fait passer toute une batterie de tests d’allergies : une doctoresse chaussée de sandales Birkenstock a versé différentes poudres sur ma langue tout en mesurant mes réflexes musculaires. Avec l’accent d’Arnold Schwarzenegger, elle m’a expliqué que j’étais intolérant à l’histamine, une substance qu’on trouve dans le vin vieux et le fromage qui pue. La vie est mal fichue : j’étais donc réfractaire à mes deux aliments favoris. Ensuite, elle a trempé mes pieds dans un bain de sel muni d’une électrolyse bouillonnante. Au bout de cinq minutes, l’eau a viré au marron. Dans l’Évangile, Jésus lave les pieds des gens pour les purifier. La clinique detox ne fait qu’actualiser sa méthode. L’opération était supposée me débarrasser de mes toxines mais je me suis senti sali. La dame disait « ja, ja » après chaque phrase. Elle jouait aux devinettes en me massant le ventre :

— Ne me dites pas ce que vous avez, je vais le découvrir.

Elle a saupoudré encore ma langue avec toutes sortes de poudres immondes : du jaune d’œuf séché, du fromage de chèvre, du lactose, du fructose, de la farine… puis a pris ma tension.

— Bien. Vous avez le foie gras et de l’hypertension. Je vais vous prescrire du zinc, du sélénium, du magnésium et de la glutamine.

Soit elle avait beaucoup de chance, soit la kinésiologie est une science exacte. Trois cygnes bronzaient sur la pelouse, sous la surveillance des sapins noirs. Les nuages glissaient à la surface du lac. Je crevais la dalle, et me ruais fréquemment aux toilettes à cause du sel d’Epsom (une sorte de vidange pour humains, épargnons les détails), mais je me sentais malgré tout confiant en mon avenir purifié.

Dans la chambre, Pepper posait des questions de culture générale à Romy :

— Quelle est la capitale des Bermudes ?

— Euh…

— Qui a écrit les Illusions perdues ?

— On s’en fout !

— Quel est le pays natal de Mozart ?

— Tu sais que t’es chiant ?

— L’Autriche ! ai-je soufflé. Comme Hitler.

En fait, ce robot proposait une version high-tech du Trivial Pursuit. Romy avait dévalisé nos provisions secrètes. Je ne savais pas qu’un jour je contemplerais un paquet de Chipster vide avec autant de désespoir. Je ne mangeais que des épinards à tous les repas. La diète augmente la durée de vie… mais surtout la faim. Je voyais les provisions de Romy comme Tantale, dans l’ Odyssée , désire des fruits qui s’éloignent à chaque fois qu’il tend le bras. C’est à cet instant précis que le lac limpide, transparent, cerné de bois résineux, fut traversé par un hors-bord qui traînait en son sillage un gros bonhomme portant un gilet de sauvetage orange, juché sur des skis nautiques. Ce fut le dernier événement notable de cette journée.

Les bateaux blancs glissaient sur le lac vert comme sur une émeraude de 19 kilomètres carrés. Un maître nageur a emmené Romy faire du ski nautique. Je continuais de ne manger que des légumes : le troisième jour, c’était courgettes et carottes. Je les mâchais lentement en rêvant de l’énorme côte de bœuf de la taverne Gandarias à Saint-Sébastien, qui, en saison, est accompagnée de cèpes sautés à l’ail et au persil. Malgré ces pensées malsaines, je dois admettre qu’au bout d’un temps, la faim se calme, le ventre cesse de souffrir ; on se sent léger. Le jeûne fait planer. Toutes les religions prévoient une diète annuelle : le Carême, le Ramadan, Yom Kippour, même Gandhi l’hindouiste faisait la grève de la faim. Le jeûne rend jeune. Chez Viva Mayr, on le nomme « Time-Restricted Feeding » (TRF). La famine intermittente brûle les réserves de glucides et déclenche l’autophagie (on élimine les graisses) et la régénérescence des cellules, ce qui allonge l’espérance de vie. J’étais fier d’être un quinquagénaire volontairement victime de malnutrition. Tel est le dernier acte d’héroïsme offert à l’individu occidental.

L’heure de la purification sanguine avait sonné. Je croyais qu’une pompe aspirait le sang du patient pour le faire circuler dans une machine à laver avant de le réinjecter dans les artères. Telle n’est pas exactement la méthode de l’« Intravenous Laser Therapy ». Ce n’est pas non plus une simple ozonothérapie comme au Palace Merano chez Henri Chenot, ça c’est l’ancienne école ! La veille, on m’avait prélevé du sang pour savoir s’il manquait d’antioxydants ou de sels minéraux. Une fois le résultat connu, on m’allongea sur un lit-fauteuil avec une perfusion de vitamines censées détoxifier mon foie. Il ne s’agissait pas d’une transfusion sanguine mais d’un sac de produits reliés à ma veine par une aiguille plantée dans mon bras. L’originalité est qu’ici les médecins autrichiens ajoutaient un rayon laser dans l’intraveineuse afin d’injecter de la lumière dans ma veine par fibre optique. L’effet de cette thérapie est reconnu en Allemagne, Autriche et Russie mais pas en France. Je rappelle qu’un rayon laser est capable de découper du diamant ou de l’acier. Dieu merci, dans mon bras, la puissance du laser était réduite. Selon les « physiciens » de la clinique, mes globules rouges et blancs seraient boostés et les cellules souches réveillées par la lumière du sabre de Luke Skywalker. J’avais confiance car ce n’était pas ma première opération au laser. En 2003, un rayon blanc avait supprimé ma myopie en brûlant mes deux rétines.

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