Le « centre médical de bien-être Viva Mayr » est situé sur les bords d’un autre lac, le Wörthersee. Dans ses Mémoires, le guitariste des Rolling Stones affirme que cette rumeur d’autotransfusion sanguine est un canular, mais ma curiosité était plus forte que la vérité. D’autant que cette clinique est aussi — à en croire sur le Web — le lieu de « detox » préféré de Vladimir Poutine, Zinedine Zidane, Sarah Ferguson, Alber Elbaz et Uma Thurman. Si je recopie ces noms propres, ce n’est pas tant par goût du name-dropping que pour souligner le fait que cet endroit est unanimement considéré comme le meilleur centre de detox au monde . Si un établissement jet-set pouvait me nettoyer le sang, le foie et les intestins, cela méritait d’être essayé. De Paris aux montagnes de la Carinthie, il y avait encore deux avions à prendre : Paris-Vienne et Vienne-Klagenfurt. Romy ne fit pas d’objections puisque, à l’arrivée, l’hôtel comprenait une piscine, un lac, le soleil, la montagne et des massages des pieds. Après tout, il n’y avait pas de raison que Pepper soit le seul à recharger ses batteries.
Deux taxis et deux avions plus tard, nous emménagions dans un établissement de cure ultramoderne au bord d’un lac bleu, une sorte de brique de Lego blanche sur laquelle était inscrit en lettres rouges : « VIVA MAYR ». Un sosie de Claudia Schiffer nous a tendu la carte magnétique de notre chambre. La vue était aussi apaisante qu’à Genève : j’aime les étendues d’eau entourées de montagnes, mais ici le paysage était plus sauvage, la nature plus présente, la rive d’en face plus proche. Bref, nous n’étions plus dans une ville. Le panorama, spectaculaire, ressemblait à une affiche punaisée sur le mur d’une agence de voyages slovène. J’ai trouvé une plaisanterie pour dérider l’hôtesse d’accueil blonde aux yeux de biche (si les biches avaient les yeux bleus) :
— Où est la boîte de nuit, bitte schön ?
La « süsse Mädel » m’a à peine souri.
— Ici on ne sert que de l’eau minérale.
Romy n’était pas choquée par mon humour de vieux pas beau. Elle avait juste honte de son père.
— Cet endroit, on dirait A Cure for Life , dit-elle.
— C’est quoi ?
— Un film d’horreur. T’as pas vu la bande-annonce ? Ça se passe dans une clinique où les clients se font torturer par des médecins psychopathes. Tu veux voir le teaser ?
— Non merci.
— Eh mais y a pas la Wi-Fi ?
La spécialité de la clinique Viva Mayr se nomme la « digital detox », sa raison d’être, la régénération des membres de l’ upper class occidentale. Les ordinateurs et les téléphones portables y sont fortement déconseillés, et la Wi-Fi installée uniquement sur demande. Le programme des festivités est terrifiant :
— detox digestive (l’établissement sert uniquement des légumes) ;
— purge par ingestion de sel d’Epsom (selles fulgurantes) ;
— lavements du côlon ;
— massages lymphatiques ;
— stimulation électromusculaire ;
— séances de respiration d’oxygène (« Interval Hypoxia Hyperoxia Training »), comme chez Michael Jackson ;
— thérapies nasales aux huiles essentielles ;
— un « Cosmetic Center » avec salon de beauté, pratiquant liposuccions, injections de botox et d’acide hyaluronique ;
— ainsi que les passages obligés de tous les hôtels cinq étoiles : fitness, shiatsu, spa, yoga, sauna, hammam ;
— et enfin la fameuse « Laserlight-Intravenous-Injection-Blood-Therapy ».
Évidemment, Romy ne subirait aucun de ces traitements, à part la réflexologie plantaire et les massages du crâne. Pour son alimentation, j’avais glissé des kilos de junk-food dans ma valise : jambon, saucisson, paquets de Chipster, pain de mie longue conservation, Doritos au fromage, Crunch et un Toblerone géant acheté au duty-free de Vienne. J’espérais que, dès livraison du colis FedEx contenant Pepper, elle ne s’ennuierait pas trop.
À peine entré dans la salle à manger, où des patients obèses mastiquaient silencieusement en peignoir de bain, j’ai compris mon erreur. Le réfectoire design sentait la carotte fade, le céleri mou, le navet chiant, et la purée de pois chiches. J’adore le houmous mais de là à habiter dedans… De temps en temps, un client se précipitait aux toilettes. Le directeur nous a expliqué qu’il fallait mâcher quarante fois chaque bouchée avant de l’avaler. C’était la grande découverte du fondateur de la clinique : nous mangions trop vite, trop gras, trop tard et trop souvent. Tout semblait organisé pour culpabiliser au maximum les riches consommateurs en savates-éponges. Nous étions entourés d’individus ruminants et solitaires qui regardaient tristement le ponton menant vers le lac. La posthumanité sera-t-elle bovine ? Si je n’avais pas démissionné de la télé, j’aurais pu organiser un débat sur « Le devenir vache de l’homme : chimère ou réalité ? ».
Quand elle a vu son assiette, j’ai cru que Romy allait m’étrangler. C’était un burger de tofu avec du pain rassis d’épeautre et des légumes cuits au wok. J’ai essayé de lui expliquer :
— Écoute, ton père doit régénérer son foie. Mais t’inquiète pas, j’ai planqué plein de provisions pour toi dans notre placard.
— Ouf, j’ai eu peur. Et pourquoi y a rien à boire sur la table ?
— Ils pensent que le solide ne doit pas être mélangé au liquide. J’ai oublié pourquoi ; encore une histoire d’intestins. Ils disent que l’intestin gouverne tout notre corps, nos émotions, et blablabla.
— Je suis au bout de ma vie.
— Prem’s !
— Papa, tu peux me le dire : on est là parce que tu te drogues, comme le père d’une des Gossip Girls ?
— On ne parle pas comme ça à son géniteur ! Et puis c’est faux !
— Tout mon collège regarde ton émission. Me prends pas pour une débile.
— D’abord j’ai arrêté l’émission, et puis… c’était pas vrai, c’était truqué. Et… c’était il y a longtemps.
— La dernière a été diffusée il y a deux semaines, mais c’est pas grave, papa. C’est bien que tu te soignes. Et que tu arrêtes de boire aussi.
— Mais c’est pas du tout ce que tu crois ! On est là pour se reposer tous les deux avant d’aller aux États-Unis s’éterniser.
Je n’ai pas insisté. Je sentais qu’elle avait besoin de me dire : moi, ta fille, je sais qui tu es, mieux que personne. Et j’étais heureux de tomber le masque. Évidemment, elle avait raison : cette étape (la rehab) était un passage obligé sur la voie de l’immortalisation. Et il était bienveillant de sa part de m’encourager.
Les nuages étaient disséminés comme des restes d’œufs à la neige dans un restaurant plus humain. Nous avons regardé le soleil descendre derrière la montagne puis nous sommes allés nous plonger dans les bulles chaudes du jacuzzi. N’est-il pas tout de même paradoxal que ces endroits conçus pour ne pas mourir donnent autant envie de se suicider ? Lorsque nous sommes remontés dans notre suite, Romy m’a nargué avec son sandwich au pata negra arrosé de Coca-Cola. Mais j’ai tenu bon. Je considérais cette diète comme un défi de télé-réalité, une nouvelle saison de « Je suis une célébrité, sortez-moi de là ». Nous nous sommes endormis devant la cérémonie des César où mon deuxième film avait obtenu zéro nomination. Romy dormait dans le lit et moi dans un fauteuil-bulle relaxant, avec luminosité tamisée et bruit de vagues. Le fauteuil chauffait mon dos comme dans ma berline parisienne. Viva Mayr propose un bonheur simple, à la portée de toutes les bourses prêtes à dépenser mille euros par jour.
Mon attirance pour les sanatoriums doit être génétique ; je descends d’une famille de médecins qui, au début du XX esiècle, a créé une dizaine d’établissements de cure dans le Béarn. Dans mon enfance, mon grand-père m’a raconté qu’entre les deux guerres, les tuberculeux dînaient en smoking et les femmes en robe longue, au son d’un quatuor de musique de chambre, en admirant le crépuscule sur les Pyrénées. Désormais les curistes maigrissent dans des peignoirs de serviette-éponge et glissent du sauna à la piscine sur des pantoufles en tissu. La Montagne magique est loin. J’ai pitié de tous ces corps inusités qui se privent de nourriture en espérant remonter dans l’échelle du sex-appeal. Comment voulez-vous être désirable en peignoir et claquettes ? Ne comprennent-ils pas que leur vie sexuelle est terminée ? L’espèce humaine a des qualités indéniables mais ses pulsions l’ont conduite à sa perte. C’est comme ma ville, Paris : avant guerre, le centre mondial de l’art et de la culture ; aujourd’hui, un musée pollué et déserté par les touristes pour cause d’attentats.
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